Home Reportage God’s Own Junkyard

A pleins tubes

(c) Elisabeth Blanchet

Voilà trois générations que la famille Bracey collectionne et crée des enseignes au néon. Depuis une dizaine d’années, elle exhibe ses plus beaux spécimens dans une galerie-entrepôt située dans le nord-est de Londres. Le God’s Own Junkyard (littéralement, “la décharge de Dieu”) est un temple unique, totalement dédié à cet art lumineux, et le brillant reflet de l’excentricité britannique. Visite guidée… et bien éclairée.

Le quartier ne paye pas de mine. Il faut marcher un bon quart d’heure depuis la station de métro Walthamstow, au bout de la Victoria Line, avant d’accéder à une petite zone industrielle. Là, un entrepôt dénote par ses dehors flashy et son nom de dépotoir. Pas n’importe lequel : « Si Dieu avait une décharge, ce serait celle-ci ! Cette phrase fut prononcée par mon père, et c’est devenu le nom de cet endroit », explique Marcus Bracey, le maître des lieux. Bienvenue au God’s Own Junkyard, le paradis psychédélique des néons, à la fois galerie, magasin et café. Ce quadragénaire jovial est justement installé devant une création de son paternel, au slogan jaune explicite : “Luxury Addiction”. « Il était bien conscient de mon goût prononcé pour le luxe », se marre-t-il, avant de nous raconter avec son accent cockney l’histoire de sa famille.

Marcus Bracey, l'empereur Néon. (c) Elisabeth Blanchet

Marcus Bracey, l’empereur Néon. (c) Elisabeth Blanchet

La lumière fut

« Nous fabriquons et collectionnons ce type d’objets depuis plus de 60 ans. C’est mon grand-père, Dick Bracey, qui a commencé ». Dans les années 1950, cet ancien mineur du Pays de Galles reconverti en électricien tente sa chance à Londres. D’emblée, il est fasciné par les enseignes de Soho. Les lumières coquines des peep-shows et autres clubs de ce quartier le captivent. Il a trouvé sa vocation : concevoir des néons. Dick monte alors son entreprise, Electro Signs, et fournit la plupart des boîtes locales. Ce repaire émerveille aussi son fils, Chris, qui met la main à la pâte et obtient un diplôme de designer. En 1984, tandis que le jeune homme égaye la rue d’un énième ornement, il rencontre le directeur artistique du film Mona Lisa*. Les portes du septième art s’ouvrent à lui… Certaines de ses créations sont d’ailleurs visibles ici, comme le dragon de Blade Runner ! On admire aussi l’enseigne d’hôtel produite pour Batman (de Tim Burton) ou encore le “Rainbow Fancy Dress” du dernier chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut.

(c) Elisabeth Blanchet

(c) Elisabeth Blanchet

De l’ombre à la lumière

L’autre facette du God’s Own Junkyard, c’est l’art contemporain. « Un jour, mon père a découvert les installations de l’Américain Bruce Nauman, et tout le potentiel de ces tubes ». Dès lors, il a façonné ses propres œuvres, collaborant avec la fameuse vague des Young British Artists des années 1990, tel Martin Creed. Et ce n’est pas fini ! La petite entreprise fricote avec la mode. Parmi ses clients, citons Kate Moss. « Elle nous a commandé plusieurs pièces dont une réalisée avec sa silhouette sur l’Union Jack. Elle est folle du drapeau britannique », confie Marcus. Les créations se succèdent, la collection s’étoffe, devenant la plus importante d’Europe ! Nous sommes en 2008. Marcus et son père décident de dévoiler leurs plus beaux néons au public. Ainsi naquit God’s Own

Doux Jésus ! (c) E. Blanchet

Doux Jésus ! (c) E. Blanchet

Junkyard, qui rassemble les trésors de dix entrepôts. « Il ne s’agit pas d’une exposition figée. Nous renouvelons régulièrement le stock », précise notre hôte. D’ailleurs, ici, la mise en scène est de rigueur. Par exemple, cette flèche ornée d’ampoules et du slogan “Love and Lust” nous guide vers une chapelle où un Jésus à taille humaine tient un flingue dans chaque main…

Mariage pour tous

Notre balade se poursuit dans l’antre de Dieu, et la galerie se remplit. En fond sonore, des chansons rocks des années 1970 et 80. Constance, jeune photographe irlando-belge, pointe du doigt l’une de ses pièces préférées, sur laquelle on lit en rouge “Dirty Bitch”. « Elle est signée par mon père ! Hélas, il est mort en 2014, à 60 ans », souligne Marcus, qui dirige l’affaire avec la même fibre artistique. Il expose ainsi ses propres productions, mêlant boîtes d’antidépresseurs géantes et néons roses. Et les exporte dans le monde entier. Car God’s Own Junkyard est aussi un magasin. Les prix varient de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Eh oui, il faut bien payer la facture d’électricité, s’élevant à plus de 800 euros par semaine… Un vrai mini-Vegas ! à ce propos, le signe vintage Wedding Chapel, qui gît dans un coin, n’est pas là par hasard… « Nous avons également la licence pour marier les gens. On arrange le café en chapelle, et le tour est joué », conclut Marcus, qui souhaite organiser bientôt des concerts et des soirées DJ. A pleins tubes, évidemment.

* réalisé par Neil Jordan en 1986, avec Michael Caine.

Elisabeth Blanchet
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