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L'art et la poussière

A l’est, Austin et Dallas pointent à 700 km. à l’ouest, l’aéroport d’El Paso, le plus proche, à trois bonnes heures de voiture. C’est peu dire que Marfa, confetti perdu dans le désert de Chihuahua, se mérite. Pourtant, cette bourgade fait figure de Mecque de l’art contemporain au Texas, attirant artistes, touristes, étudiants et riches collectionneurs. Pèlerinage arty par 38 degrés.

A Marfa, le circuit découverte démarre sous un soleil de plomb… et à 60 km de la ville. Plus précisément devant Prada Marfa, cube de béton posé en bordure de la route US 90. Stores siglés, chaussures et sacs en vitrine… Le magasin à l’effigie de la marque italienne ressemble à s’y méprendre à une vraie enseigne de luxe. A un détail près : autour, on ne trouve que des herbes jaunies et cactus épars. Inaugurée en 2005 par le duo d’artistes Dragset et Elmgreen, cette ” boutique-sculpture ” est devenue l’icône de la ville.Arrivée avant nous, une jeune fille prend la pose devant l’objectif patient de son compagnon. A n’en pas douter, le cliché rejoindra les 40 000 publications Instagram déjà labellisées #pradamarfa.

© Pierre MilletLe Texas, vraiment ?

Une douzaine de galeries d’art (pas mal pour une commune de 2 000 habitants) quatre festivals et un hôtel-librairie design complètent la hype entourant Marfa. Sans oublier El Cosmico, camping d’inspiration bohème offrant des nuitées en yourtes, tipis ou caravanes colorées où Beyoncé a séjourné en 2012… De l’hôtel Païsano, où James Dean et Elizabeth Taylor logèrent pendant le tournage de Géant, de Georges Stevens (1956), à la façade art déco du Palace Theater, une balade dans les quelques rues du centre-ville nous entraîne bien loin de la carte postale texane. « L’endroit n’est pas encore très  connu aux Etats-Unis, mais de plus en plus à la mode. C’est petit, sexy et tout tourne autour de l’art », analyse Lory, élégante quinqua attablée à une terrasse ombragée. New-Yorkaise, elle est venue rendre visite à son amie Val, conquise par « le climat et le paysage ». « Là où les artistes vont, les gens suivent. Un peu comme le quartier de SoHo, où les usines ont été transformées en ateliers avant que les prix n’explosent », observe l’autochtone.

L’héritage Donald Judd

Marfa Donald Judd 100untitledworksinmillaluminum 1982 1986Le destin de Marfa, autrefois village de cow-boys aux portes du Mexique, est lié au plasticien Donald Judd. Le théoricien du minimalisme, lassé de l’agitation de Manhattan, y a posé ses valises au début des années 1970, achetant ranchs, maisons et bâtiments anciens. « Je pense qu’il cherchait la liberté, un lieu pour travailler de manière indépendante », se félicite la peintre Ann Marie Nafziger, élue maire de la cité en 2017. Jusqu’à sa mort, en 1994, Judd installe à Marfa ses studios et ateliers de création, expose ses sculptures monumentales, accueille les oeuvres d’amis, tels Dan Flavin et John Chamberlain. Il acquiert aussi une ancienne base militaire désaffectée. L’espace, aujourd’hui un centre d’art contemporain administré par la Chinati Foundation, constitue l’attraction principale de la région. Ce matin-là, une dizaine de touristes tourne, l’air circonspect, autour des 100 blocs d’aluminium alignés dans un entrepôt vitré. Plus massifs, les 15 cubes de béton semés sur la terre aride de la propriété, découpés par le soleil franc du Texas, dévoilent la radicalité du projet de Judd.

Aimant à artistes

Depuis 15 ans, musiciens, plasticiens ou réalisateurs sont ainsi aimantés par ce coeur battant pour l’art en plein no man’s land. Le groupe Sonic Youth y donna un concert d’anthologie en 2007. Larry Clark y tourna Marfa Girl (2012). « La ville a pris son essor au milieu des années 2000, quand de grosses galeries ont débarqué », raconte Ida Soulard. Cette historienne de l’art dirige Fieldwork Marfa, à l’origine un programme de recherche mené de 2011 à 2015 par les Beaux-Arts de Nantes et la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève. En 2016, l’institution a acheté un terrain de 7 hectares à la sortie de la ville, pour y accueillir des étudiants de master. « L’héritage de l’art minimal, la géographie singulière, associés à la problématique des frontières font de ce drôle d’endroit un lieu inspirant », détaille-t-elle, en nous conduisant près des mobiles homes du “campus”. A quelques heures de leur vernissage, François Briand et Maxime Juin, pelles en main, mettent le point final à leur installation artistique, sur le motif de la “robinsonade”. « On a imaginé Marfa comme une île, sur laquelle nous nous serions échoués. A partir de cette fiction, on a creusé un trou pour se protéger du soleil, notre principal ennemi dans le désert », expliquent les deux élèves, galvanisés par l’immensité du paysage.

El Cosmico, camping d’inspiration bohème offrant des nuitées en yourtes, tipis ou caravanes colorées où Beyoncé a séjourné en 2012… © Nick SimoniteRester authentique

Darby Hillman est serveuse au Lost Horse Saloon, le seul bar ouvert ici toute l’année. Elle a travaillé quelques mois à la Chinati Foundation, il y a trois ans, puis a décidé de rester. « Les touristes affluent mais nous sommes une petite communauté à vraiment vivre ici ». Comme beaucoup, elle craint la gentrification. « Le plus triste, c’est l’augmentation des taxes foncières, forçant des familles installées depuis des décennies à partir », déplore de son côté Gabriela Carballo, manager de la galerie Ballroom Marfa.Dan Flavin

Ces maisons d’architectes, proposées à 4 000 dollars le m2 et vendues comme résidences secondaires, traduisent le phénomène. « C’est important de voir les choses tant qu’elles sont authentiques. Combien de temps cela va-t-il durer ? », s’inquiète Val. Depuis sa terrasse, elle nous accorde un dernier conseil : ne pas manquer les ” Marfa Lights “, visibles certains soirs depuis la fin du XIXe siècle. Vers 22 h, sur l’aire d’observation dédiée au bord de l’US 90, une poignée de curieux s’est rassemblée pour admirer les flashs colorés qui zèbrent le ciel. Le fantôme d’un chef apache ? Une tentative de communication extraterrestre ? En 2011, des scientifiques ont livré une autre conclusion : la fréquence des lumières correspondrait à celle du passage des camions, sur la route 67 avoisinante. Mais laissons aux esprits chagrins l’explication pragmatique. Si un jour Marfa perdait son âme, elle gardera au moins ses mystères…

Marine Durand

A visiter / visitmarfa.com

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