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La parole libérée

Sociétaire de la Comédie-Française, Coraly Zahonero incarne Grisélidis Réal (1929-2005). Personnage complexe, sulfureux, cette femme exceptionnelle fut à la fois écrivaine, poète, illustratrice, prostituée, mère de famille et militante suisse. Dans les années 1970, elle fut ainsi la figure de proue d’un mouvement à la marge et pamphlétaire, luttant pour la reconnaissance de ses « sœurs de trottoir » comme elle le clamait. Rencontre.

Que représente Grisélidis Réal pour vous ? Comment présenteriez-vous son personnage et son œuvre à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ? Sa vie a été riche. Son combat n’a pas porté que sur la prostitution : elle s’est battue pour ses enfants, contre son cancer, est allée en prison… Je voulais rendre compte de sa force, de cette leçon qu’elle nous donne : celle de n’être victime de rien. Elle a quand même transformé la prostitution en art, science et humanisme, ce n’est pas rien !

Comment l’avez-vous découverte ? À travers un entretien sur le net mené par un journaliste suisse, quand elle avait 73 ans. J’ai été saisie par cette cohérence entre le fond et la forme. À partir de là, je me suis plongée dans ses écrits.

Quel aspect de sa personnalité vous a le plus touchée (la femme de lettres, la peintre, la prostituée, la militante…) ? J’avais envie de mettre en avant sa personnalité toute entière, de la retranscrire, la traduire, de porter cette parole de vérité si humaine sur la scène, qui plus est avec mon statut social en tant que sociétaire de la Comédie française ! Car le théâtre c’est la catharsis, l’ici et le maintenant, c’est créer du lien. Cela permet de se sentir meilleur et de mieux comprendre la nature humaine. Mais attention, ceci n’est pas un spectacle DE la Comédie-Française ! Ni un spectacle SUR la prostitution, pour autant il est difficile de séparer le fond de la forme. Grisélidis Réal est très inspirante. D’où l’idée d’en faire un personnage, de raconter cette rencontre entre elle et moi.

Comment avez-vous procédé pour transposer cette vie et cette œuvre sur scène ? L’idée du spectacle remonte à 2011. La création a vu le jour en février 2013. Ce projet est “total”, le premier que j’élabore de façon aussi complète, même si au départ je ne devais pas jouer. Je me suis nourrie des écrits de Grisélidis Réal, mais pas seulement : ses entretiens et sa correspondance ont été des matériaux précieux. Puis ma mère s’est chargée de retranscrire ses interviews ! Cette parole trouve un bel écho, et le spectacle a tellement plu qu’il est actuellement en cours d’adaptation en Italie.

Quel est le parti pris scénique ? Le spectacle comporte plusieurs tableaux. La mise en scène se veut naturaliste, réaliste : nous sommes dans une chambre à coucher avec un lit, une table. Sans tomber dans un minimalisme strict, le parti-pris est celui de l’épure, pour donner à entendre au plus près les mots de Grisélidis Réal, et faire jaillir le personnage “Grisélidis”.

Quelle place pour la musique dans ce spectacle ? Deux amies musiciennes m’accompagnent sur scène, et il se trouve que ce sont de fantastiques instrumentistes : la saxophoniste Hélène Arntzen (qui sera là avec moi à Amiens) et la violoniste Floriane Bonanni. Nous utilisons une bande-son pour la formule “seule en scène”. Encore une fois, la musique a vocation à souligner le texte, en créant des respirations par endroits.

S’agissait-il aussi d’évoquer le statut de l’actrice à travers la figure “théâtrale” de Grisélidis Réal ? Grisélidis Réal ouvre l’alcôve de la chambre de passe. Alors, bien sûr, on peut y voir le parallèle avec la loge de l’actrice, ses secrets et notre condition commune de “femme publique ” en quelque sorte ! Mais au-delà de l’aspect purement historique du statut des comédiennes ou strictement symbolique, c’est vrai qu’il y a de quoi s’interroger sur cette mise en abyme de son propre corps, à travers celui des personnages, et celui des hommes également… D’où la mise à distance nécessaire pour préserver son enveloppe, apprendre à se servir de son sexe, de son identité sexuée sans se sentir humiliée…

Mettre en scène une parole de femme, est-ce un geste forcément politique ? Oui, c’est un acte artistique et en même temps en un geste politique. Cette démarche s’inscrit dans un féminisme fort, loin des abolitionnistes qui gagnent du terrain. Grisélidis Réal se situe à la marge de la marge et elle l’était déjà à l’époque, via son drôle de manifeste : « Se prostituer est un acte révolutionnaire ». Mais il n’y a pas que le combat, il s’agissait surtout de mettre en avant les mots de cette femme, qui était une immense auteure. Et d’écouter tout ce qu’elle nous dit. La première violence faite aux femmes, c’est précisément de ne pas les écouter !

Propos recueillis par Selina Aït Karroum
Informations
Amiens, Comédie de Picardie

Site internet : http://www.comdepic.com/index.html

18.04.2018>20.04.2018mer : 19h30, jeu & ven : 20h30, 18 > 11€
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