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Le stream était presque parfait

Photo Jean-Michel Thirion

C’est un livre passionnant, le récit documenté d’une révolution lente et silencieuse. Dans Boulevard du stream, Sophian Fanen retrace l’histoire de la dématérialisation (ou “libération”) de la musique. De l’invention du mp3 à l’effondrement du CD, du peer-to-peer à la lente maturation d’une offre légale d’écoute en ligne, en passant par Hadopi, la panique des maisons de disques… le journaliste et cofondateur du site Les Jours raconte les deux décennies (1997-2017) qui ont transformé le 4e art. Qu’est-ce qui a changé dans notre façon de l’écouter ? De l’acheter ? D’en produire ? Voici quelques pistes.

Comment ce livre est-il né ? Le streaming a changé notre façon d’écouter ou de produire de la musique. Nous avons changé d’ère. C’était le moment de solder ces 20 années de mutation. De plus, on célèbre en 2017 les 10 ans de Deezer et les 20 ans de la mise en circulation du premier mp3.

En quoi consiste le format mp3 ? C’est l’une des grandes inventions technologiques du XXe siècle ! Un format qui débarrasse les fichiers musicaux des sons inaudibles pour l’oreille humaine, de façon à les alléger, et faciliter leur circulation.

Les maisons de disques déplorent vite l’apparition du mp3, car avant lui le CD était incroyablement rentable, n’est-ce pas ? Oui, jamais le monde de la musique n’a gagné autant d’argent qu’au tout début des années 2000. Il ne coutait rien en terme de fabrication (1 euro)… D’ailleurs, les majors s’étaient entendues sur le prix des disques et ont été condamnées pour cela.

Comment l’industrie musicale s’est-elle cassée la figure ? Cela s’est passé mécaniquement. Il n’y a pas de gentils ni de méchants dans cette histoire. Le seul gagnant, c’est la musique. C’est une révolution technologique et d’usage. Je dresse le parallèle avec l’arrivée de la radio dans les années 1920 aux États-Unis. Les ventes des 78 tours se sont effondrées à un niveau plus bas encore que celui du CD dans les années 2000. À l’époque, pour écouter de la musique, il fallait acheter un disque ou la partition pour la jouer soi-même ! Avec la radio, il suffisait d’appuyer sur un bouton… Aujourd’hui on vit la même révolution. Il fallait que les maisons de disques l’accompagnent mais elles l’ont d’abord rejetée, parce que c’est leur nature.

Certains artistes ont-ils vu leur carrière “mourir” à cause de cette dématérialisation ? Oui, ça a été dur. Disons que cela a servi à beaucoup de labels d’excuse pour rompre de coûteux contrats… Il n’était plus possible de signer des accords reposant sur la vente de CD… C’est comme dans toutes les ruptures : le vieux monde souffre et, en même temps, un nouveau monde naît. C’est un classique. Kodak meurt et l’iPhone apparaît avec son appareil photo intégré. Finalement, on n’a jamais pris autant de clichés, et écouté autant de musique.

Qu’est-ce que le streaming a changé dans l’écoute ? Au tout début, les plateformes de streaming mettaient en avant les nouveaux albums. Mais elles se sont vite aperçues que les auditeurs ne les écoutaient pas en entier. Ils constituaient plutôt des playlists : pour le sport, voyager, manger avec des potes… Certes, ces pratiques existaient déjà à l’époque des cassettes audio : on a tous fait des compilations pour la voiture ou draguer ! Mais l’industrie musicale a fondé son modèle économique sur l’album, c’était le mètre étalon. On est en train de le déconstruire. C’est, pour moi, la rupture principale.

Until It Sleeps de Metallica est la toute première chanson à avoir été convertie en mp3.

Until It Sleeps de Metallica est la toute première
chanson à avoir été convertie en mp3.

Un réflexe d’achat est-il en train de renaître ? Oui. La vraie question c’est : comment amener monsieur et madame tout-le-monde à s’abonner au streaming ? C’est ce qui est en cours en ce moment. La nouvelle génération d’auditeurs est en train de basculer d’une écoute gratuite à une autre de plus en plus payante, notamment grâce à une multitude d’offres d’abonnements.

En quoi la musique serait-elle libérée ? On est passé de la possession à l’accès. C’est ça la grande révolution, aussi valable pour le cinéma, la presse, le livre… Dans les années 1990, il n’était pas évident de trouver des disques rares. Je notais un nom sur un bout de papier, et mettais parfois un an avant de mettre la main dessus ! Quand Napster est apparu, il ne me fallait plus que 10 secondes. Cela fut une libération.

Mais entre les mains de Spotify ou de Deezer la musique est-elle vraiment libre ? Il est vrai qu’après vingt années de liberté, l’offre retombe sous le contrôle des entreprises privées où les droits d’auteurs sont extrêmement verrouillés. Le rôle des internautes dans la circulation de la musique s’amenuisent également. Dommage, car ce fut la grande beauté des années 2000.

C’est-à-dire ? A l’époque, si on décidait de s’intéresser à un genre bien précis, comme le raï, on trouvait tout un tas de blogs et de passionnés vous en contant toute l’histoire via des sélections d’albums… des choses qu’on ne pouvait trouver en magasin. Il existait lors de cette décennie un échange entre internautes qui a pointé des artistes et chansons oubliés. Toute cette génération de blogs a été détruite suite à la fermeture de Megaupload. Ce n’était pas une entreprise extrêmement respectable, mais le partage entre internautes fut passionnant.

 Avec le 1er iPod (lancé en 2001), Apple gagne le pari de « mettre 1000 morceaux dans notre poche ».


Avec le 1er iPod (lancé en 2001), Apple gagne le pari de « mettre 1000 morceaux dans notre poche ».

Cette découverte n’est-elle plus possible sur les plateformes de streaming ? Si, bien sûr, il y a 30 millions de morceaux sur Deezer. Mais ces plateformes s’enferment dans la mise en avant des titres les plus écoutés. On est un peu en train de vivre un basculement comparable à celui des radios libres vers celles de type NRJ. Tout un pan de la musique n’est pas disponible sur ces plateformes de streaming car ce sont des artistes dont plus personne ne s’occupent. Parce que ces catalogues n’ont pas été numérisés, les labels ont coulé… Un monde musical est en train de disparaître, il n’existe plus sur les blogs ni sur les sites de peer-to-peer (peut être sur YouTube mais de façon peu convaincante) et le catalogue disponible sur Spotify ou Deezer, c’est celui des labels.

Cette révolution ne se fait-elle pas au détriment des musiciens ? Ça dépend, pour gagner de l’argent avec le streaming il faut produire des titres très écoutés et céder au minimum ses droits aux labels, distributeurs… On assiste à l’émergence d’une nouvelle génération gagnant bien sa vie grâce au streaming. Ce sont majoritairement des artistes des musiques urbaine et électronique.

Pourquoi ? Enregistrer un disque de rap ou d’electro requiert peu de matériel… Alors que pour le rock, la variété ou la musique classique, il faut un studio, de gros moyens… Un musicien sous contrat avec une maison de disques récupère au mieux 10 à 15% de ses revenus numériques… Ce modèle de répartition d’argent sera-t-il adapté à tous les artistes ? Voilà une question qu’on va se poser dans les cinq années à venir.

Certains artistes n’ont même plus besoin de labels aujourd’hui. C’est l’exemple de PNL, qui a percé sans majors ni radios… C’est peut-être un cas à part… ou annonciateur. La question est ouverte. Ces artistes sont très autonomes et s’en sortent uniquement avec des distributeurs. Il y a par exemple un jeune rappeur, Hugo TSR, qui est entré dans le top 10 des albums de rap la semaine de sa sortie, en étant uniquement distribué par TuneCore. Cela signifie qu’il conserve quasiment 100% de ses revenus numériques. Par contre, il gère seul toute sa communication sur les réseaux sociaux. Il a construit une fan base depuis des années et c’est avec elle qu’il perce. C’est une nouvelle génération d’artistes. Cela remet en question le rapport entre les artistes et les maisons de disques.

Est-ce plus facile pour un musicien de se lancer aujourd’hui ? Tout dépend de l’ambition. De nos jours, il est plus facile d’obtenir un écho international. On peut créer dans sa chambre et être connu dans le monde entier. C’est l’histoire de Petit Biscuit. Dans les années 1990, il aurait eu un succès régional et, peut-être qu’au bout d’un ou deux albums, il aurait été repéré par un gros label. Au bout de cinq ans, il aurait acquis la notoriété qu’on lui connaît. Ces années ont été compressées en 6 mois.

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Quelques chiffres

Début 2017, Spotify dépassait la barre des 50 millions d’abonnés payants, devant Apple Music (20 millions) et Deezer (6,5 millions).

Selon l’Adami, les artistes touchent entre 0,002 € et 0,004 € pour une écoute en streaming payée et 0,0001 € pour une écoute gratuite financée par la publicité (étude de 2015).

Until It Sleeps de Metallica est la toute première chanson à avoir été convertie en mp3.

 

 

Propos recueillis par Julien Damien

A lire / Boulevard du stream – Du mp3 à Deezer, la musique libérée, de Sophian Fanen (Le Castor Astral), 260 p., 20 €, castorastral.com

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