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Dans l'antre du Professeur

Festival Kunstendorf © Slobodan Pikula

En janvier se tient le dixième festival du film et de la musique de Küstendorf, au coeur du village bâti par le réalisateur Emir Kusturica, dans les montagnes du sud-ouest de la Serbie. Une belle occasion de découvrir l’univers passionnant et un peu mégalo de celui que, dans les Balkans, tout le monde nomme « le Professeur ».

La route qui lie Sarajevo à Küstendorf est magnifique. Elle quitte la capitale bosniaque en longeant ses cafés et ses mosquées datant de l’Empire ottoman, avant de grimper dans les montagnes, peuplées de moutons et de sapins. Dans les villages, des minarets flambant neufs rappellent que nous sommes en Bosnie. Très vite, les cimetières musulmans se font plus nombreux. Les tombes renvoient à la même époque : celle de la guerre qui fit rage ici entre 1992 et 1995. Des maisons couvertes d’impacts de balles côtoient des demeures clinquantes, vestiges d’un bon voisinage ayant basculé dans la terreur du jour au lendemain. « Vous êtes assise à la place de Monica Bellucci. Je l’ai emmenée au festival de cinéma du Professeur » lance Milos, notre chauffeur de taxi – et celui de Kusturica. Il a dû sentir la tension monter, comme la route qui longe désormais les gorges de la Drina, descendant vers la République serbe de Bosnie*, direction Višegrad. Celle-ci est connue pour son pont qui donne son nom au roman Le Pont sur la Drina du prix Nobel de littérature Ivo Andric. Mais depuis 2011, cette commune de 12 000 âmes compte une pièce de plus à son patrimoine : Andricgrad, dernière création du Professeur, une ville dans la ville dédiée à l’écrivain.

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Nationaliste ?

Edifiée en prévision du film inspiré du roman dont Kusturica sera bien sûr le réalisateur, Andricgrad ressemble à un Disneyland des Balkans : on y trouve des magasins de souvenirs, une banque, un cinéma, une faculté d’art dramatique et des bars dont un arbore une succession de portraits un tantinet déroutante. Dans l’ordre : Mère Teresa, Gandhi, Fidel Castro, Che Guevara et… Poutine ! Au bout du village, une église orthodoxe… Alors que l’oeuvre d’Andric prône la réconciliation entre les religions, la cité qui porte son nom ne laisse aucune place à l’influence musulmane, promouvant une vision serbe de la Bosnie. Cela ne fait pas l’unanimité. Amra, une Bosnienne, y voit « un délire mégalomane effaçant notre histoire ». Quant à Svetlana Cenic, économiste de Banja Luka, centre administratif de la Republika Srpska, elle critique la gestion de ce projet évalué à 15 millions d’euros, pour lequel aucun appel d’offres n’a été lancé et qui met à disposition de Kusturica des fonds publics « alors que le pays est en grave récession ». Après un dernier café sous le portrait de Vladimir, il est temps de respirer un air plus léger, sans relents de Grande Serbie. On reprend donc la route qui longe la Drina vers la Serbie et Küstendorf, soit le village de Kusturica…

© Slobodan Pikula

La cité en bois

Comme Andricgrad, l’endroit devait uniquement servir de décor à La vie est un miracle, sorti en 2004. Mais le projet a évolué : « J’ai perdu ma ville, Sarajevo, durant la guerre. C’est pourquoi j’ai souhaité bâtir mon propre village, annonce le cinéaste en juillet 2004. Je rêve d’un lieu ouvert à la diversité culturelle et qui s’érige contre la mondialisation ». Un projet récompensé en 2005 du prix européen d’architecture Philippe Rotthier. En effet, dans ce domaine perché, chacun des 30 chalets a été acheté à un paysan des environs puis démonté pièce par pièce avant d’être réassemblé et transformé en chambre d’hôtel. Les intérieurs « cosy » façon Tyrol sont aussi soignés que les extérieurs où le bois prévaut : de l’église Saint Sava en passant par la salle de conférence, le gymnase ou le cinéma Stanley Kubrick au-dessus duquel le Professeur a ses appartements. Seule la piste d’atterrissage d’hélico – bien cachée des yeux des visiteurs – fait exception… Les ruelles sont baptisées du nom des héros de Kusturica : Ivo Andric, Maradona, Novak Djokovic, Dostoïevski, Fellini – ne manque que le chef du Kremlin. Ce sont surtout les Serbes qui s’y rendent : familles, groupes scolaires, amateurs de cinéma, entreprises venant « souder les équipes »… Les affaires tournent à Küstendorf, le maître des lieux peut ajouter une corde de businessman à son arc.

Mais c’est aussi pour son festival de cinéma et de musique qui se tient depuis 2008, en janvier, que l’endroit est connu. Ici, Hollywood est banni. Chaque année, on y enterre des bobines de blockbusters américains au cours d’une cérémonie. Des fictions de renommée internationale (Dheepan de Jacques Audiard fut à l’affiche l’an dernier) sont projetées à côté de films et documentaires d’inconnus ou d’étudiants. Le soir, le village vit au rythme des trompettes et guitares. Au détour d’une allée glissante, on peut donc y croiser Johnny Depp ou Mélanie Laurent. En attendant, pendant que le Professeur se repose au-dessus du cinéma Kubrick, ce sont les chats noirs et blancs qui se pavanent sur le parvis de l’église.

* La Bosnie est truffée d’enclaves serbes qui forment la République serbe de Bosnie ou Republika Srpska.

© Slobodan Pikula

© Slobodan Pikula

Elisabeth Blanchet
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