Home Exposition Amedeo Modigliani, l’œil intérieur

Un autre regard

Femme assise à la robe bleue,
1918-1919.
Moderna Museet, Stockholm.
Donation d’Oscar Stern, 1951.
Photo : Moderna Museet, Stockholm.

120 œuvres, trois ans de travail, 150 000 visiteurs attendus… L’exposition Amedeo Modigliani, l’oeil intérieur marque déjà l’histoire du LaM, qui possède l’une des plus belles collections publiques de l’artiste. Au-delà du phénomène, cette rétrospective éclaire de manière inédite l’œuvre d’un grand portraitiste du XXe siècle.

Monter une rétrospective consacrée à Modigliani constitue un vrai défi. L’artiste, né en Italie en 1884, a eu une existence brève : il s’éteint à Paris à 35 ans. De plus, il a peu écrit et de son vivant n’a guère attiré le regard des critiques, à la différence par exemple d’un Picasso. Résultat, « c’est un artiste adulé par le public, mais à propos duquel on manque de sources, de choses concrètes », explique Marie-Amélie Senot, l’une des commissaires de l’exposition. Il a donc fallu trouver des témoignages, notamment des marchands d’arts, des collectionneurs… Une traque comme les aiment les historiens d’art. Avec un objectif : dépasser l’image d’un génie détruit par l’alcool et la maladie, pour se concentrer sur sa démarche artistique qui échappe aux courants de l’époque, ni cubiste, ni fauviste.

 

La métamorphose – S’appuyant sur une centaine d’œuvres issues du monde entier, et 14 autres de son fonds propre, le LaM a réussi son pari. Composée de trois parties, cette visite s’avère en effet riche en surprises. Première d’entre elles : Modigliani se rêvait sculpteur. En témoignent les visages en marbre exposés (déjà, cette obsession pour les portraits) qui reflètent l’éclectisme de ses influences, de l’Asie à l’Egypte antique. L’Italien étanche cette soif de découvertes en arpentant les musées parisiens. Au moment où éclate la Première Guerre mondiale, Modigliani abandonne finalement la sculpture pour les pinceaux. Problèmes de santé ? Raisons financières ? On l’ignore… Quoi qu’il en soit c’est à cette époque qu’il affirme son style inimitable. Grands yeux sans pupille en forme d’amande, visages ovales légèrement penchés, longs cous… à Paris, il croque ceux qui l’entourent, anonymes ou artistes. Au détour d’une salle, le LaM expose cette vie de bohème où Picasso côtoie Soutine.

En marge – Plus loin, on découvre le Portrait de l’artiste en costume de Pierrot. Un œil plein, un autre vide, qui regarde en soi : c’est le fameux « œil intérieur » qui donne son nom à l’exposition. « Il nous semblait indispensable d’obtenir cette œuvre, précise la commissaire, car Modigliani a peint très peu d’autoportraits. Ici il se représente en costume, comme un personnage en marge de la société ». La dernière partie insiste sur la fin de la vie de l’artiste, sa rencontre avec le collectionneur Roger Dutilleul, dont une partie du fonds appartient aujourd’hui au LaM. Sa santé déclinant, il séjourne dans le Sud. Ses toiles, dans les tons pastel, rappellent alors les portraits de Paul Cézanne. Le peintre nous fait ses adieux avec cette Jeune fille brune, assise au teint de porcelaine. On quitte alors le musée, habité par ces visages mélancoliques qui semblent nous regarder avec bienveillance. Le mystère plane encore sur l’art de Modigliani… Et tant mieux.

 

Madeleine Bourgois & Julien Damien
Informations
Villeneuve d'Ascq, LaM

Site internet : http://www.musee-lam.fr/

Collections permanentes accessibles du mardi au dimanche de 10 h à 18 h.
Exposition temporaire et collections permanentes : 10 / 7 €
Collections permanentes : 7 / 5 €

27.02.2016>05.06.2016mar > ven : 11 h > 18 h, sam & dim : 10 h > 18 h, 10 / 7 €

En aparté

Jeanne-Bathilde Lacourt, Conservatrice en charge de l’art moderne au LaM

© N. Dewitte

© N. Dewitte

Que dévoile cette exposition ? On croit connaître Modigliani mais en y regardant de près on découvre une œuvre très diversifiée : il a fait de la sculpture, vécu une phase d’expérimentation picturale dans les années 1915-16… Il a mis des années à forger son style si reconnaissable. Derrière une apparente simplicité, on veut aussi montrer que son art est très intellectuel et cultivé. Modigliani a beaucoup étudié l’art extra-occidental, ancien et celui de ses contemporains.

Qu’est-ce-qui caractérise son style ? Le travail de la ligne et, finalement, une forme de synthèse. Il ne pratique pas la déconstruction puis la reconstruction des volumes comme Picasso à cette même époque, à travers le cubisme. Il cultive quelque-chose de plus organique, fluide, en quête d’harmonie.

Quelle a été son évolution ? Il a commencé par la peinture, observant ce qui se passait à Paris. Ses premiers tableaux portent les traces du Picasso de la période bleue, de Lautrec… Puis en 1909-1910, il se lance dans la sculpture, en réalise une petite trentaine mais surtout des centaines de dessins, des esquisses… Il est obsédé par ce moyen d’expression, avait l’ambition de dédier un temple à l’humanité, cherchant une beauté idéale, universelle, synthétique. Il souhaitait rassembler toutes les cultures, les religions, les civilisations en une seule image : une œuvre de Modigliani.

En quoi a-t-il renouvelé l’art du portrait ? Il essaie de réconcilier l’irréconciliable : une forme de beauté universelle (qu’il poursuivait à travers la sculpture) avec l’individualité du modèle qu’il peint. Pour cela il expérimente beaucoup, surtout à travers les portraits d’artistes, comme s’il se confrontait à eux pour innover.

 


 

Œuvres commentées par Jeanne-Bathilde Lacourt

Tête de femme (1913)

Marbre, 50,8 x 15,5 x 23,5 cm. Dépôt du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, au LaM, Villeneuve d’Ascq. Photo : Philip Bernard

Marbre, 50,8 x 15,5 x 23,5 cm. Dépôt du Centre Pompidou, Musée national
d’art moderne, Paris, au LaM, Villeneuve d’Ascq. Photo : Philip Bernard

Modigliani a surtout taillé la pierre mais, en 1913, il a séjourné à Carrare, ville italienne réputée pour ses carrières de marbre. Voici la seule sculpture réalisée dans ce matériau qu’on ait conservée de lui. C’est une œuvre qui semble inachevée. Il ne s’intéresse qu’à une face, laissant les trois autres à peine esquissées. A-t-il abandonné en cours de route ? Cet élément devait-il rejoindre un ensemble plus vaste ? On l’ignore. Mais on remarque le traitement du visage, cette forme ovale très similaire aux idoles cycladiques qu’il a pu admirer au Louvre. On note aussi l’arête du nez, très géométrique, également visible dans les masques africains. Et puis la forme des yeux en amande et sans pupille, propre à son style et inspiré donc, peut-être, par l’art des Cyclades.

 

Portrait de l’artiste Léopold Survage (1918)

Ateneum Art Museum. Helsinky, Finnish National Gallery / Photo : Nicolas Pattou

Ateneum Art Museum. Helsinky, Finnish National Gallery / Photo : Nicolas Pattou

A la fin de la guerre Modigliani s’installe à Nice. Il y retrouve toute une communauté artistique : Renoir, Matisse et Survage, dont il peint le portrait. Celui-ci est typique de cette époque avec un cadrage très cézannien, quoique plus serré, d’habitude on voit les mains du personnage posées sur les genoux. On note les épaules tombantes, le cou allongé, les arcades sourcilières et le nez qui se rejoignent… Mais le plus intéressant ici ce sont les yeux. L’un avec une pupille, l’autre sans. Modigliani expliquera à un Survage interloqué : «avec l’un de tes yeux, tu regardes le monde extérieur et avec l’autre tu regardes en toi». Une dimension spirituelle propre à ses portraits et, peut-être, à sa vision de l’artiste dont le rôle serait de porter ce double regard sur le monde.

 

Nu assis à la chemise (1917)

Huile sur toile, 92 x 67,5 cm. Donation Geneviève et Jean Masurel. LaM, Villeneuve d’Ascq. Photo : Philip Bernard

Huile sur toile, 92 x 67,5 cm. Donation Geneviève et Jean Masurel. LaM, Villeneuve d’Ascq.
Photo : Philip Bernard

On retrouve dans ce tableau l’inspiration de l’art africain : cette ligne continue entre le haut de l’œil et l’arête du nez, des yeux très noirs, comme les trous d’un masque et enfin la chevelure. Pour créer ces stries propres aux coiffes de ces effigies, Modigliani a retourné son pinceau, creusant ainsi la peinture avec le manche.

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