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Il connaît la chanson

©Emilie Denis

Sa voix est bien connue des auditeurs de France Info. Sa plume et sa passion pour le 4e art un peu moins. Après s’être intéressé au Paris de Gainsbourg et aux Beatles, Ersin Leibowitch se penche sur ceux qui transmettent la musique. A travers un livre d’entretiens menés avec une vingtaine de personnalités (Bernard Lenoir, Philippe Manœuvre, Laurent Garnier, Gilles Peterson ou même… Philippe Corti) le journaliste croque la grande famille française des « passeurs de disques ». Et va droit au but.

Qu’est ce qu’un passeur de disques ? Quelle est la différence avec un DJ ? Un passeur de disques transmet autre chose qu’une simple playlist sur laquelle on danse, il rétablit des connexions, apporte du sens.

C’est-à-dire ? Ces personnalités connaissent l’histoire de la musique et ont le sens de la transmission. Ils ont tenu un rôle essentiel parce que les canaux de diffusion étaient rares autrefois. à une époque, des animateurs radio comme JeanBernard Hebey, Bernard Lenoir, RKK* écoutaient des disques auxquels personne n’avait accès. Rappelons qu’il pouvait s’écouler jusqu’à un an entre le moment où un album sortait aux Etats-Unis, en Angleterre, et celui où il arrivait en France.

Un rôle important donc… Oui, on peut les considérer comme de vrais guides. Aujourd’hui, c’est primordial car on vit une époque de profusion, avec de la musique partout, disponible en deux clics. Replacer les choses dans un contexte, connaître la généalogie des courants, cela apporte beaucoup. Par exemple tout monde connaît les Beatles, mais qui a écouté Sgt. Pepper’s dans l’ordre ?

Quelle période votre livre embrasse-t-il ? Il se termine avec Agoria et commence avec Jacques Canetti, qui faisait de la radio dans les années 1930. Il passait du jazz-hot, un genre totalement inconnu, qui lui valut des courriers de lecteurs furax qui voulaient du classique ! C’est la permanence de ce rôle de dénicheur qui transcende les générations et les genres qui m’intéresse. Le jazz, puis le rock, les yéyés… à chaque fois il y a eu des gens pour défendre ces courants, et bousculer les choses. Parfois c’est un seul mec, comme Dee Nasty dans le hip-hop.

Comment avez-vous travaillé ? J’ai d’abord dressé la liste de ceux que je tenais absolument à rencontrer : RKK, Cut Killer (qui sera dans le volume 2)… Puis chacun m’a aiguillé vers d’autres passeurs, car chacun a le sien ! De fil en aiguille j’ai découvert un monde à la fois vaste et tout petit car ils se connaissent tous, se sont croisés à un moment, dans des galères, des fêtes… Ils ne sont pas du tout sectaires contrairement à ce que l’on pourrait penser.

Dans cette famille, lequel vous a t-il semblé le plus influent ? Impossible de dresser un classement. Certes, il y a des meneurs, comme Laurent Garnier. C’est un peu le boss car il fut le pionnier dans certains genres. Il était en Angleterre au bon moment, durant le second « Summer of love ». On l’associe souvent à la techno mais sa curiosité est sans limite. Et puis il y en a d’autres qui sont tombés dans l’oubli, mais qui ont marqué les esprits.

Qui par exemple ? Guy Cuevas, qui était le DJ du Palace. Beaucoup de gens l’ont écouté dans ce temple de la fête incroyable. Mixer au tempo était pour lui une hérésie ! Il enchaînait du disco avec du classique, de la soul… Il jouait des percus, il chantait, il dansait avec les gens ! Il est parti sur un coup de tête, pour des broutilles…

Qu’est-il devenu ? Ensuite ça ne s’est pas très bien passé pour lui, il a vécu de mauvaises expériences dans d’autres clubs, il n’avait pas forcément signé de contrat… Il a galéré et vit aujourd’hui en banlieue parisienne. Il a perdu la vue. Mais c’est un mec génial doté d’une force colossale, il ne se laisse pas aller. C’est une trajectoire très émouvante.

Il y a des profils très variés, on trouve David Guetta par exemple… Oui, il est intéressant de montrer que, derrière la superstar, il y a eu un vrai passeur de disques. Un « combattant de la house music » comme il se définit. Quand il la découvre il n’en entend nulle part, veut en jouer mais tout le monde refuse. Il organise donc ses propres soirées. Et ça marche : on lui confie la direction artistique d’un club, jusqu’à celle du Palace… David Guetta fut le premier à inviter des DJ de Chicago. Pour un type qu’on accuse d’être un faiseur de tubes, un vendu, c’est une belle preuve d’intégrité, non ?

Autre figure inattendue, Philippe Corti… Pour lui,  c’est pareil : derrière le clown, l’amuseur, le fêtard, il y a un vrai passeur de disques, un amoureux de la musique ! Il a bossé des années pour  trouver son registre. Il se rapproche pas mal de Guy Cuevas ou d’Albert de Paname. Mais, il va encore plus loin… Son truc, ce sont les disques qu’on écoute en secret. Le mec qui s’éclate sur ses sets entend à un moment donné le Julio Iglesias qu’il écoute chez lui… Et puis il a connu Garnier, Manu le Malin, il les a tous croisés !

Justement, est-ce votre culture, les clubs ? Non. Pas du tout ! Moi, je suis un enfant du disque. Autour de moi il y a toujours eu des vinyles, ensuite la cassette audio est arrivée, ce qui était super pratique pour s’échanger des trucs, puis le CD… La vraie révolution, c’est Internet, avec le MP3, le streaming, etc. Pour répondre à ta question, la techno et la house, je suis passé totalement à côté. J’étais dans une ambiance beaucoup plus rock, du reggae, du jazz… Tout cela je l’ai découvert sur le tard, en fait quand j’ai réalisé que la techno de Détroit était la dernière révolution afro-américaine (musicale) en date.

* Rémy Kolpa Kopoul (1949-2015), journaliste à Libération et figure historique de Radio Nova.

Propos recueillis par Benjamin Leclerc

A lire / Passeurs de disques, Ersin Leibowitch (Mareuil éditions), 200p., 17€

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