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L’effet papillon

 ©Shush Tenin

Robyn Orlin est en guerre depuis les années 1980. La turbulente chorégraphe née en Afrique du Sud met en scène des pièces aux titres en forme d’énigmes, véritables manifestes politiques bourrés d’humour et de sous-entendus. Contre l’héritage colonial et l’exclusion, elle fait danser les corps – noirs, blancs, gays – avec panache. Avant la présentation de deux spectacles dans notre région, rencontre avec une artiste instinctive, drôle et irrévérencieuse. Au risque de se faire bousculer.

Robyn Orlin, 2011 © Peggy Jarrell Kaplan

Robyn Orlin, 2011 © Peggy Jarrell Kaplan

En quoi votre vie en Afrique du Sud a-t-elle influencé votre travail ?
J’ai grandi durant l’Apartheid, dans une famille concernée par ce qui se passait dans le pays. J’ai été engagée politiquement très tôt.

On dit souvent que vous dérangez…
Je dis ce que je pense et défends concrètement mes idées… ce qui dérange certains sûrement. On déteste ou on adore mon travail, voilà (rires).

L’humour est-il une arme efficace ?
Oui, c’est la meilleure façon de critiquer. Si les gens parviennent à rire d’eux-mêmes, c’est déjà ça de gagné.

Parlons de At the same time…* Comment la rencontre avec les danseurs de l’école des sables au Sénégal s’est-elle déroulée ?
C’était à la fois très riche et difficile. J’ai senti que je ne pouvais pas être aussi acerbe que d’habitude, car j’étais étrangère. Bien que je sois Africaine je ne comprenais pas assez bien leur   culture pour lui imposer mon grand cynisme (rires).

Quel est le sujet de cette pièce ?
Elle parle du corps en Afrique et des Africains le célébrant. On explore les différentes couches qui nous constituent, jusqu’à toucher l’intimité profonde. J’ai voulu que ces hommes me parlent de leurs corps, et ils ont évoqué des choses enfouies. Un sujet revenait sans cesse : la cérémonie sénégalaise du faux-lion.

En quoi consiste-t-elle ?
Les hommes se déguisent en faux-lions mais aussi en femmes et s’engagent dans une danse endiablée, très belle. Les faux-lions parcourent le public pour débusquer ceux qui n’ont pas payé de billet d’entrée – souvent les enfants – et les pointent du doigt, gentiment. C’est très espiègle et les lions sont effrayants ! Cela apprend aux enfants à se confronter à leurs peurs.

Utilisez-vous cette cérémonie dans la pièce ?
Oui, de manière plus parodique, dansée de façon complètement dingue et drôle. Mais plutôt que de houspiller les enfants, on interagit avec le public.

Le titre du spectacle est énigmatique, que signifie-t-il ?
Pointer quelqu’un du doigt est un geste très violent. Avant de faire de grandes déclarations, on ferait mieux d’y réfléchir à deux fois.

« Pointer du doigt » c’est aussi faire un doigt d’honneur ?
Vous avez raison. Je suis en colère contre le regard porté par l’Occident sur les Africains. Dans ce cas c’est plutôt « fuck you » qui me vient à l’esprit. Mais j’essaie toujours de passer par l’humour, pour que le message soit moins brutal. Je crois aussi que plus on vieillit, et plus on fait attention à dire aimablement aux gens d’aller se faire foutre (rires).

Comment l’autre pièce que vous présentez actuellement est-elle née : In a world full of butterflies…** ?
J’étais à New-York le 11 septembre et cela m’a profondément marquée. Pendant longtemps je n’ai pas pu regarder une seule image de ces événements… Puis je suis tombée sur cet homme chutant depuis le World Trade Center en flammes, comme Icare. J’ai trouvé ça à la fois poétique et terrible. La pièce a commencé là.

Et ensuite ?
Je me suis inspirée de la métamorphose de la chenille en papillon. Un état de transition, semblable à une série de chutes avant l’envol. Les deux interprètes m’ont parlé de leur peur de chuter dans la vie. Elisabeth Bakambamba Tambwe a évoqué le fait d’être une Africaine vivant en Europe, et Eric Languet d’être un danseur classique qui adore surfer. Le résultat prend la forme de deux solos, très différents l’un de l’autre, mais tout aussi drôles.

Qui sont les « chenilles » et les « papillons » du titre ?
Les chenilles, ce sont par exemple les femmes noires dont parle Elisabeth, tombées en disgrâce à un moment dans leur vie : Nina Simone, Naomi Campbell, Billie Holiday… Alors qu’Eric est à l’opposé : il ne pense qu’à s’envoler, à être un papillon ! Pour cela, je l’ai habillé d’un tutu et de pointes.

Quels sont vos projets ?
J’examine toujours l’Histoire pour voir comment elle résonne aujourd’hui, notamment en Afrique du Sud, depuis la fin de l’Apartheid. Et puis je vais avoir soixante ans cette année, je veux prendre le temps de faire les choses. Le monde change à une vitesse folle. C’est à la fois fascinant et effrayant.

– –

 *At the same time we were pointing a finger at you, we realized we were pointing three at ourselves : « Au moment où nous avons pointé un doigt vers toi, nous avons réalisé que nous en pointions trois vers nous-mêmes. »

** In a world full of butterflies, it takes balls to be a caterpillar…some thoughts on falling : « Dans un monde rempli de papillons, il faut des couilles pour être une chenille… quelques réflexions sur la chute… »

Propos recueillis par Marie Pons

• At the same time…, 08>09.04, Lille, L’Opéra, 20h, 23>5€, www.opera-lille.fr

Une proposition de Robyn Orlin avec 8 danseurs de Jant Bi, l’École des Sables – Germaine AcognyAssistant de la chorégraphe Sush Ténin
Création lumières Laïs Foulc
Création costumes Birgit Neppl

One hour with Robyn Orlin, 10.04, Roubaix, Théâtre de L’Oiseau-Mouche/Le Garage,19h, gratuit sur résa. au +33 (0) 3 20 20 70 30, www.gymnase-cdc.com

In a world full of butterflies…, 14.04, Armentières, Le Vivat, 20h, 21/14/7€, www.levivat.net

Deux propositions de Robyn Orlin (création 2013). Avec Elisabeth Bakambamba Tambwe et Eric Languet. Solo d’Elisabeth Bakambamba Tambwe, Création lumières : Laïs Foulc. Costumes : Birgit Neppl. Son : Cobi Von Tonder. Solo d’Eric Languet : Création lumière : Laïs Foulc. Costumes : Birgit Neppl. Régisseur général : Thabo Pule. Régisseur lumière : Thomas Cottereau. Administration et diffusion : Damien Valette, Coordination : Julie Lucas.

 

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