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Entre deux eaux

©Elisabeth Blanchet

Après plus de 50 ans de guerre froide, les relations entre Cuba et les Etats-Unis se réchauffent enfin. La libération en décembre dernier de 5 détenus cubains, emprisonnés pour des raisons politiques depuis 15 ans, est un détonateur. Barack Obama annonce que les possibilités pour les Américains de se rendre sur l’île seront étendues et les échanges dans des domaines clés facilités. Que signifie ce rapprochement pour le peuple cubain ? Pour sa culture, sa fierté, son avenir ? Voyage au coeur d’un pays tout en contrastes.

« Pourquoi aurait-on peur des Américains ? On leur résiste depuis 55 ans ! » Miguel, 18 ans, étudiant, est attablé à la terrasse d’un café du Vieux La Havane. Il sirote l’équivalent cubain d’un Coca-Cola. Il est fier de la résistance de son peuple face au grand voisin. Pour son père Luis, 65 ans, directeur d’une agence de tourisme, il est temps d’évoluer. « C’est une bonne chose que les rapports avec les Etats-Unis s’améliorent. Pour l’instant, nous ne pouvons toujours pas négocier directement avec eux ». Mais il émet un bémol : « Pas question pour autant qu’il nous arrive la même chose qu’en Union Soviétique et dans les pays de l’Est, où on est passé du communisme à un capitalisme sauvage. Ce qui a créé des disparités énormes entre les gens ».

Luis et son fils Miguel

Luis et son fils Miguel

Fidel sur toute la ligne

Du communisme, ou plutôt de sa version cubaine, le « fidélisme », parlons-en. Dans les grandes villes, l’oeil du touriste perd ses repères : pas de pubs géantes pour Coca ou Marlboro mais des posters à la gloire de la patrie, de sa constante lutte contre l’impérialisme. Les images, les slogans de Che Guevara sont partout. Pas de magasins connus, mais surtout des échoppes vétustes aux étagères quasiment vides où les Cubains payent avec des coupons de rationnement. Sur le Prado, dans le Vieux La Havane, ou sur le fameux Malecón, le grand boulevard qui longe la mer, il y a toujours du monde : on se balade, on fait du sport, on discute…

Malecón, La Havane

Malecón, La Havane

Le visiteur est plongé dans une autre époque. Les « smartphones » sont rares et attraper une connexion Internet relève du parcours du guérillero. Nous sommes sur « l’île des déconnectés » comme le dit la blogueuse dissidente Yoani Sanchez. Le pays rame en effet entre sous-équipement et censure. Si un certain assouplissement se fait jour (en mars, le gouvernement a autorisé l’installation du premier réseau Internet gratuit et public), « le pouvoir continue d’exercer sa mainmise sur tous les médias… » selon Amnesty International*.

Voitures américaines, Vieux La Havane

Voitures américaines, Vieux La Havane

L’histoire en bagnoles

Pour saisir l’ambiance, visons aussi la circulation sur le Malecón. Trois générations d’automobiles y racontent un petit bout de l’histoire de la plus grande île des Caraïbes : il y a les belles Américaines, vestiges des sinistres années Batista (1952-59), des voyages des barons de la Mafia qui envisageaient la capitale cubaine comme un « Las Vegas by the sea », des stars hollywoodiennes et des soldats en quête de débauche bon marché… Puis viennent les Ladas et les Trabans, qui témoignent des bonnes relations avec l’Union Soviétique. Après l’effondrement du bloc de l’Est, c’est vers l’Asie que Fidel se tourne et en particulier la Corée…

Le Prado, La Havane

Le Prado, La Havane

 

Jouer l’ouverture

Face à la mer, les bâtiments forment une allée hétéroclite : du Vieux La Havane arborant de vétustes façades de style colonial, aux constructions inspirées de l’architecture soviétique des années 1960-70. C’est dans un de ces bâtiments atypiques – un centre commercial où survivent trois boutiques – que se situe le mythique Jazz Café. Une fois la porte franchie, nous retrouvons le génial pianiste Roberto Fonseca qui fait salle comble ici tous les lundis soirs. Parmi le public, des Américains captivés par ses improvisations, en redemandent. « Je sais qu’ils adorent la musique cubaine, constate Roberto, il est vraiment temps de se détendre avec les Etats-Unis. D’abord pour ma carrière, évidemment (rires) ». En effet, si Roberto Fonseca a déjà joué dans le pays de l’Oncle Sam – et dans le monde entier – il lui faut présenter des autorisations spéciales. Et inversement pour les Américains désireux de se produire ici.

Le pianiste Roberto Fonseca au Jazz Café, La Havane

Le pianiste Roberto Fonseca au Jazz Café, La Havane

 

Liberté conditionnée

Si la musique est partout, les arts visuels ne sont pas en reste. Le Museo Nacional de Bellas Artes expose les plus grands artistes locaux. Dans la cour, on trouve un accrochage de diptyques photographiques confrontant les points de vue de l’Américain Jeffrey Cardenas et de la Cubaine Yanela Piñeiro. Cette série de portraits se nomme « Comment nous vous voyons (et comment vous nous voyez »). En juillet, les photographes ont invité les passants à poser chez l’un puis chez l’autre. Le résultat est étonnant : plus de 600 personnes en 3 jours ! C’est surtout leurs réactions qui fascinent Jeffrey : « Personne n’a demandé d’argent, ni voulu savoir où les photos seraient publiées. Ils ont participé au nom de l’art », explique-t- il. « A Cuba, une grande place est accordée à la culture. Dès qu’un talent est repéré, il est encouragé par l’état », assure-t-il.

Le photographe américain Jeffrey Cardenas devant ses oeuvres au Musée des beaux-arts de Cuba

Le photographe américain Jeffrey Cardenas devant ses
oeuvres au Musée des beaux-arts de Cuba

Enfin, tant que l’artiste reste plus ou moins inoffensif pourrait-on ajouter. En janvier, la plasticienne Tania Bruguera a été interpellée puis placée sous liberté surveillée pour avoir tenté une « prise de micro » sur la place de la Révolution (sic). Et les artistes exilés sont toujours légion (le dramaturge Yoshvani Medina, l’écrivaine Zoé Valdes…), malgré la suppression en 2012 de la fameuse liste noire frappant d’interdiction des musiciens (Celia Cruz, Bebo Valdés ou Gloria Estefan).

Vieux La Havane

Vieux La Havane

Le changement c’est maintenant ?

Quoi qu’il en soit, le projet de Jeffrey et Yanela dévoile une société en pleine transition et prête au changement. Pourtant, tout comme Luis, l’Américain redoute une évolution brutale : « Le tourisme de masse américain est un vrai danger. Le pays n’a pas les infrastructures et la nourriture nécessaires pour accueillir les 2 millions de touristes qui, selon le New York Times, seraient prêts à voyager à Cuba ! Et puis ce serait dommage que le pays perde son identité, sa beauté, au profit de chaînes de fast-foods ». Il est cependant convaincu que l’économie a besoin d’un sérieux coup de pouce. Un nouveau départ qui passe par la levée de l’embargo, sur laquelle Obama n’a pas le pouvoir. Seul le Congrès peut la voter. Suite aux prochaines élections.

* Rapport annuel datant du 25 février 2015.

 

 

Texte & Photo Elisabeth Blanchet
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