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Medúlla 

Krystian Lada © Lisandro Suriel

Le directeur de la dramaturgie de La Monnaie rêvait d’un opéra depuis sa première écoute de Medúlla , l’album que Björk a livré en 2004 comme une réponse suite aux débordements racistes et nationalistes post-11 septembre 2001. Krystian Lada revient avec nous sur la genèse de ce projet hors-norme.

Quelle était l’intention de Björk avec Medúlla ? Medúlla a été sa façon très personnelle de contrer l’épidémie de racisme et de néo-nationalisme qui s’est propagée suite aux attaques du 11 septembre. Au début, elle avait nommé son projet Ink, car elle souhaitait que le titre représente « ce sang âgé de 5000 ans qui circule en chacun de nous ; un esprit ancien passionné et sombre, un esprit qui survit ». Le titre finalement retenu, Medúlla, est le terme médical latin pour moelle osseuse – dans la partie centrale de l’os, les cavités osseuses sont remplies de tissus adipeux dans lesquelles les cellules sanguines sont produites.

Quel sens donne-t-elle à ceci ? Pour Björk, cela représente l’élément de base de la condition humaine : ce qui nous unit tous malgré nos différences de croyances, d’origines, de nations et d’âges. Nous partageons tous la même « Medúlla » – un simple élément qui est souvent oublié dans les différents conflits liés aux nations ou religions à travers le monde. Ce titre reflète l’ambition de la création artistique de Björk – le retour à un univers païen, un état où nous ne sommes pas impliqués et divisés par des problématiques comme la civilisation, la religion et les nations.

En 2004, Medúlla a été conçu en réaction aux vagues de racisme qui ont émergés suite aux attaques du 11 septembre. 10 ans plus tard, cela reste pertinent… Oui, ces sujets sont largement d’actualité dans nos sociétés contemporaines. Début 2013, quand nous avons commencé à travaillé sur le projet avec le metteur en scène Sjaron Minailo, nous ne pouvions bien sûr pas prévoir la récente tragédie qui a eu lieu à Paris. Cependant, les tendances néo-nationalistes et xénophobes ont été clairement palpables ces dernières années dans les politiques mondiales et européennes : Le Pen en France, Wilders aux Pays-Bas, Pegida en Allemagne, le conflit israélo-palestinien.

L’Opéra a-t-il un rôle à jouer face à ces tensions ? Je suis profondément convaincu que l’opéra, comme n’importe quelle forme d’art, devrait tendre un miroir vers la société et refléter ses mécanismes internes. Chaque création artistique devrait interroger la nature humaine, en phase avec son époque.

Quelle fut votre méthode ? 10 ans après la sortie de l’album original de Björk, nous avons invité notre public à réfléchir sur notre démocratie, notre coexistence avec les autres dans une société multi-culturelle, multi-religieuse, multi-nationale. Bruxelles, avec toutes ses communautés qui se partagent la ville, est un endroit symboliquement fort pour cette recherche. Nous avons décidé de dédier notre projet à toutes les victimes de toutes les formes de fondamentalisme, qu’il soit culturel, religieux, politique ou économique.

Comment avez-vous abordé l’oeuvre sur le plan artistique ? J’ai rêvé d’en faire un opéra dès la première fois que j’ai écouté l’album. Outre sa déclaration politique claire, Medúlla  m’a toujours inspiré en tant que composition musicale. L’album est construit presque entièrement a capella avec des voix et différentes intonations : du chant de gorge et des chœurs aux beatbox, avec des harmonies pop. De la même manière, la voix humaine est à l’origine de la forme artistique qu’est l’opéra.

Medulla, Choeur de La Monnaie © Herman Ricour

Medulla, Choeur de La Monnaie © Herman Ricour

Avec qui avez-vous travaillé ? Nous avons rassemblé deux chœurs d’enfants de la Monnaie et un ensemble de chanteurs d’opéra (plus) âgés – des voix bien affirmées. Le challenge pour Anat Spiegel, qui s’est chargée de l’adaptation musicale, était de faire en sorte que Medúlla soit chantée par une centaine de jeunes tout en gardant l’esprit de la composition initiale. Par exemple, elle a compensé les note très aigus des enfants par des des percussions et des sons électro, ses arrangements ont permis d’équilibrer la composition.

Mais pourquoi cette collaboration entre un chœur de jeunes chanteurs et des solistes confirmés? En créant un projet intergénérationnel, nous voulions retrouver quelque chose de presque oubliée dans notre culture : le transfert du savoir et de l’expérience entre les générations. La communication pop-visuelle repose essentiellement sur des gens autour de la trentaine… L’industrie de l’opéra est un monde dur dans lequel la carrière de chanteur comporte une limite d’âge. On retrouve cette obsession dans le monde de la mode – rester toujours jeune, beau et à son meilleur niveau.

L’équipe artistique liée à ce projet semble aussi exceptionnelle Une création comme celle-ci – un opéra avec des personnages expérimentaux – est comme un voyage vers une destination inconnue : vous avez besoin d’une équipe d’explorateurs aguerris pour accomplir cette mission. Nous avons donc décidé de collaborer avec une toute nouvelle équipe, notamment le chef d’orchestre et un metteur en scène.

Vous les connaissiez ? J’avais déjà travaillé avec eux auparavant dans des contextes différents – en tant que dramaturge et librettiste. Ils nourrissent une immense passion pour l’opéra et continuent à questionner cette forme d’art. Cette équipe apporte une énergie nouvelle à la Monnaie et contribue grandement à notre mission, à notre vision d’un opéra innovant.

© Claerchen & Matthias Baus

© Claerchen & Matthias Baus

Pouvez-vous décrire la mise en scène? Le metteur en scène Sjaron Minailo a décidé de dépouiller la sémantique des textes. Dans sa mise en scène, il se focalise plus sur les sons, les chants que sur la signification des mots. C’est un concept très musical et très opérant en ce sens : un drame musical vocal.

La langue a-t-elle été conservée ? Toutes les chansons de Björk sont chantées en langue originale, ceci incluant l’anglais et l’islandais mais aussi les langues imaginaires qu’elle utilise souvent.

Avez-vous adapté toutes les chansons ou fait une sélection?Nous avons répété certaines d’entre elles avec des types de voix différents, pour révéler la variété de couleurs de la musique de Björk. Anat Spiegel a ajouté quelques nouvelles chansons inspirées de l’album – un genre de pont entre les scènes – qu’elle a composées spécialement pour cette production. Notre performance replace aussi ces chansons dans un rituel inédit.

Comment le human beat box de l’album a-t-il été adapté ? Après quelques ateliers avec des beatboxers, nous avons décidé de le remplacer dans notre version par un chanteur de gorge. Le beatbox requiert une amplification de la voix. Le mettre en scène avec des chants a capella non amplifiés ne créait pas d’interactions suffisamment intéressantes.

Finalement, qu’espérez-vous communiquer au public avec Medúlla , « cette chose élémentaire qui connecte chaque être humain »? Avec Medúlla  nous proposons une expérience, une sorte de rituel – dont le public fait partie. Des images naissent entre le spectateur et les performeurs, entre la musique et l’expérience vécue par le public. Je pense que les gens sortiront de cet opéra avec des avis complètement différents sur ce qu’ils viennent de voir. Ce que ce projet cherche à montrer, c’est précisément la multiplicité de l’individu.

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Propos recueillis par Marine Durand
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