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A la racine

© Nicolas Pattou et Julien Damien

Cela fait quelques années qu’on assiste à un « boom » de l’agriculture urbaine. Mais tout cela est-il vraiment nouveau ? Où cette tendance prend-elle ses racines ? Françoise Dubost, sociologue et directrice de recherche honoraire au CNRS, nous propose un retour au XIXe siècle, au bon vieux temps des jardins ouvriers de l’abbé Lemire.

D’où vient le concept du jardin partagé?

C’est une invention de philanthropes et d’hygiénistes allemands du XIXe siècle qui se sont occupés de la classe ouvrière des centres-villes alors dans un grave état de misère, tant sur le plan du logement que de la nourriture. L’abbé Lemire a repris en France cette invention du docteur Schreiber, mais de manière plus humaniste, car son prédécesseur était en même temps l’auteur d’un manuel de dressage des enfants assez redoutable. L’abbé Lemire était quelqu’un de beaucoup plus sympathique, considéré comme un homme éclairé.

Quelle était le projet de l’abbé Lemire ?

En tant que député (ndlr : d’Hazebrouck), il défendait une loi qui devait permettre à toutes les familles d’avoir un toit mais aussi un lopin de terre pour se nourrir. Face à l’opposition d’une assemblée à l’époque à majorité très conservatrice, il a fondé cette œuvre des jardins ouvriers, La Ligue Du Coin De Terre Et Du Foyer , comme une solution provisoire.

Comment va évoluer cette idée ?

La Ligue Du Coin De Terre Et Du Foyer continua à créer des jardins relayés par les sociétés de Saint-Vincent de Paul. Dans les années 1920, les grands patrons qui ont compris l’intérêt de la démarche construisent de plus en plus de lotissements autour de leurs usines. Puis, la crise économique va tout accélérer. En résumé, c’est un concours, soit associatif, soit patronal ou des collectivités locales, qui a permis le développement des jardins ouvriers. Il connaît même un pic pendant la guerre, car l’état s’en mêle pour la première fois.

De quelle manière intervient-il ?

Sous Vichy, cela colle extrêmement bien avec la devise “travail, famille, patrie”. Sachant qu’on est en pleine crise de subsistance, l’État promulgue une loi qui encourage et protège les jardins ouvriers. Cette caution de Vichy pèsera d’ailleurs au lendemain de la guerre sur le sort de ces jardins. Avec le retour de la prospérité durant les Trente Glorieuses, on privilégie l’appellation jardins familiaux (à jardins ouvriers : comme pour effacer leur passé prolétaire), avant de délaisser ces terrains.

A quel point ?

On n’a pas de chiffres précis, mais on estime que les 9/10e ont disparu dans les années 1950-60. L’urbanisation est alors en plein essor. Ces lopins de terre qui appartenaient à des collectivités publiques, ont été repris par des promoteurs pour construire des logements, des parkings, des hôpitaux, etc.

De quand date leur retour en grâce ?

Dans les années 1990 apparaissent les jardins dits partagés. Ils viennent des États-Unis et du Canada. Ce sont les community gardens qui sont nés à l’initiative d’une artiste new-yorkaise, Liz Christy, qui jetait des bombes de graines par-dessus les palissades pour faire fleurir les friches.

Quelle est l’idée de ces community gardens ?

De permettre à des gens de la ville de retrouver le contact avec la terre et en même temps de créer du lien social dans le quartier. En France, on investit les friches et on assiste à des initiatives spontanées, associatives qui ont des appellations multiples : jardin communautaire à Lille, jardin citoyen à Lyon, jardin solidaire dans le Sud-Est, etc.

Assiste-t-on aujourd’hui à un « boom de l’agriculture urbaine » ?

Oui. Mais, à mon avis – je suis peut-être pessimiste – il y a une réelle récupération de ce mouvement citoyen par les professionnels. En vieille soixante-huitarde que je suis, cette qualité autogestionnaire me plaisait beaucoup. A l’heure actuelle, la tendance maîtresse des architectes est à la densification pour lutter contre l’extension infinie de l’habitat pavillonnaire. Et tous ces petits bouts de terrain dispersés dans la ville, ça ne leur plaît pas. Des agronomes, paysagistes et architectes rejettent toute forme d’agriculture urbaine, en prétextant qu’elle ne résoudra pas les problèmes d’alimentation. C’est bien vrai, mais ce n’est pas fait pour ça ! Avec cette forme de culture, les habitants cherchent à retrouver le contact avec la nature et le goût du partage.

Et si les potagers urbains vous bottent, nous vous proposons un retour au XXe siècle avec Potage-toit et Guérillero potager.

Julien Damien

A lire :   Les Jardins Ordinaires,  L’harmattan, 1997, 174p.

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