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Esprit de révolte

Eric Hazan semble avoir eu plusieurs vies : longtemps chirurgien, il devient éditeur et lance en 1998 les éditions de La Fabrique. Or, derrière l’apparent changement de trajectoire, se dessine une constante : la passion de la politique. Présente ou passée, historique et contemporaine, celle-ci innerve l’ensemble de sa vie, dans son travail comme dans ses travaux. Aujourd’hui, c’est également au futur que se conjugue cette réflexion avec Premières mesures révolutionnaires. L’occasion d’envisager les perspectives d’une vieille idée : la révolution.

Pourquoi écrire ce livre aujourd’hui ?
Car l’ordre existant craque de toutes parts. Il n’y a plus aucune logique et plus personne n’y croit. Ce livre est destiné à tous ceux qui sont dans la colère rentrée, pour qu’ils se rencontrent, se parlent et fassent avancer les choses. Il y a énormément de colère rentrée, qui ne s’exprime pas.

Comment définiriez-vous cet ouvrage ?
Ce sont des pistes tracées dans un territoire pratiquement inexploré, celui de l’après-révolution victorieuse. On n’évoque jamais ce qu’il se passerait après une insurrection victorieuse. L’absence de réflexion sur cet après est une des raisons du pessimisme. Le pessimisme qui règne aujourd’hui, qui est tangible, qui est épais, pas besoin d’être grand sociologue ou psychologue pour le ressentir, fait intégralement partie du système dominant. Donc, pour répondre à votre question, ce n’est pas de la politique-fiction, ni de l’utopie : c’est simplement de la politique. C’est un texte qui est destiné à éviter le cycle fatal des révolutions ratées : gouvernement provisoire, préparation d’élections, constituante et réaction. C’est un cycle qu’on connaît de 1848 jusqu’aux pommes de terres nouvelles, jusqu’à la révolution égyptienne. C’est un cycle stéréotypé et qui est la marque des révolutions ratées. Ce livre est destiné à éviter d’entrer dans ce cycle.

L’idée de révolution déborde désormais les chapelles de l’extrême-gauche…
Oui, tout à fait, il y a une nouveauté, en termes de langage et de stratégie. J’ai des amis dans des organisations de gauche ou d’extrême-gauche, comme le NPA (ancienne LCR, ndlr), le Front de Gauche, ou l’Alternative Libertaire, et on est profondément d’accords, le jour venu, on sera du même bord, mais ces partis sont devenus inaudibles car ce sont des vieux systèmes. Bien sûr, leurs militants sont souvent très intéressants et déterminés. Il ne faut pas jeter les gens qui sont dedans, ce serait une grosse erreur. Mais ce n’est pas comme ça que ça va marcher. Il faut se débarrasser des schémas passés, de la confrontation face aux forces de l’ordre. Ça n’aura jamais lieu.

N’y a-t-il eu que des échecs pour l’instant ?
Oui. Et certaines révolutions, comme la révolution chinoise, en 1949, le parti communiste chinois prend le pouvoir et voilà où en est : les grattes-ciels de Shangaï et les héritiers qui roulent en Ferrari rouge.

Cette idée de révolution implique-t-elle forcément un affrontement ?

Non. Et heureusement. On se ferait ratatiner, vu l’arsenal accumulé… On ne ferait pas le poids. Le système va s’engluer, il va s’évaporer. Il ne sera pas renversé, mais déposé.

Vous dites que le pouvoir va s’évaporer. Celui-ci aurait donc une nature gazeuse ?
Oui, c’est ça. Si on avait dit à un sujet de Louis XVI que le pouvoir, le trône ancestral, allait vaciller et s’évaporer au premier choc, il ne l’aurait pas crû. C’est un peu le même phénomène lors des révolutions arabes : ces pouvoirs, s’appuyant pourtant sur une police féroce et que l’on disait invincibles, se sont très rapidement volatilisés.

Et cette « colère rentrée » ne risque-t-elle pas de se traduire par un vote à l’extrême droite ?
Oui, bien sûr. Ce dont je parle, ce n’est pas gagné d’avance, il y a presque une forme de course de vitesse. Le système se décompose et il peut en sortir du bien, et du mal. Il y a des antécédents, comme l’Allemagne de Weimar dans les années 1920, par exemple.

La mémoire est toujours un enjeu politique, comme celle de 1789 par exemple. Comment faire pour que cette mémoire nous pousse à aller de l’avant ?
L’histoire ne doit pas être un sujet de commémoration, ni une tradition à respecter. C’est le sol sur lequel nous sommes, et il y a énormément à apprendre, surtout des échecs. Il ne faut donc pas faire du Pierre Nora quoi. Il ne faut pas faire les lieux de mémoire, la Bastille… non. Il faut… Je dirai qu’il faut une réflexion sur les échecs. Par exemple, au cours de l’hiver 1793-94, pourquoi le Comité de Salut Public a-t-il étouffé le mouvement populaire ? Il y a toujours une confrontation entre ceux qui veulent approfondir la Révolution, avec ce que cela suppose de désordre, et ceux qui veulent l’organiser. Et des exemples, on pourrait en faire une bonne liste. Les seuls qui ne l’ont pas fait sont celles qui n’en ont pas eu le temps, comme la Commune de Paris. Mais on voit déjà cette opposition se dessiner dans les délibérations de la Commune, la confrontation entre la majorité Jacobine Blanquiste autoritaire et la minorité, appelons là « libertaire », même si ce n’est pas le mot utilisé. Et si la Commune n’aurait pas été vaincue, il y aurait eu une bagarre entre ces deux tendances. C’est l’un des grands problèmes auquel il faut penser à l’avance. Comment faire pour que cette confrontation ne se transforme pas en vertige délétère ?

Est-ce qu’on est pas toujours en retard d’une révolution au bout du compte ?

Non. Si on considère que ça ne se fera pas sur les traces du passé, on n’est pas en retard. On serait en retard si on était comme l’Etat-major français en 1940 qui résonnait sur la guerre de 14. Eux, ils étaient en retard. Nous, ne devons pas résonner sur la Commune de Paris ou Mai 68, il faut inventer maintenant. Sinon, en effet nous serions en retard. Et on aboutirait encore à l’échec et au triomphe de la réaction. Il faut inventer, il faut être inventif.

D’où pourrait partir cette révolution ?
La révolution est un événement. Par définition, on ne peut prévoir ni quand, ni où. C’est l’étincelle. C’est l’étincelle qui met le feu à la plaine. Par exemple, ici et maintenant, je ne vois pas la révolution se déclencher à Paris intra-muros, au vu de sa population. En revanche, les choses peuvent partir de Rouen, de Vaulx-en-Velin ou de Clichy-sous-bois.

Et Paris suivrait ?
Paris suivrait. Oui. Il faut pas croire… même les quartiers que l’on considère aujourd’hui comme complètement fossilisé, ils suivront. Sauf ceux qui n’ont jamais suivi durant les révolutions passées. Si tu regardes la carte des barricades en 1848, tout l’ouest de Paris n’a pas bougé. Ça ne bougera toujours pas. Mais le reste de Paris, oui.

Les villes sont l’une des questions importantes soulevées dans votre livre.
Pourquoi les gens quittent les villages, la campagne pour vivre en ville ? Par obligation : l’agriculture classique a été remplacée par une agriculture industrielle. Le capitalisme a détruit cette agriculture vivrière, le développement des monocultures, c’est un désastre. En Afrique, le problème est criant. Et en France tous les jours, disparaît je ne sais combien d’hectares de terres agricoles. Ça n’amuse personne d’habiter des espaces péri-urbains et de faire quatre heures de transport par jour pour faire caissière chez Carrefour. Le jour où le travail et la possibilité de vivre convenablement seront dissociés l’un de l’autre, les villes se dépeupleront. La disjonction entre travail et moyens de vivre est la clé de la reconstruction générale d’une existence qui vaut la peine d’être vécue.

Une dernière question. Vous évoquez le mot révolution qui aujourd’hui est dévoyé et trouve son utilisation la plus marquante dans le marketing, il y a un mot qui est absent du texte, c’est le mot bonheur.

Le premier article de la constitution de 1793 : « le but de la société est le bonheur commun ». Oui. Il y a « joie » dans le texte. Ce n’est pas tout à fait pareil, mais ce n’est pas loin. Non, le bonheur n’est pas un mot qu’il faut laisser à l’ennemi.

Propos recueillis par Sylvain Coatleven

À lire
Premières mesures révolutionnaires (Éd. La Fabrique, 80p., 8€)

À visiter
www.lafabrique.fr

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