Home Exposition L’Art à l’épreuve du monde

Collection Frac Nord-Pas de Calais © General Idea

 

À deux pas de la gare de Dunkerque, Depoland. Le « monde des bonnes affaires », institution du commerce dunkerquois,s’est provisoirement mué en lieu d’exposition. L’ancien dépôt-vente accueille entre ses murs de briques blanches L’art à l’épreuve du monde, « une rencontre d’oeuvres qui avaient des choses à se dire » selon Jean-Jacques Aillagon, commissaire de l’exposition.

À l’occasion de Dunkerque 2013 capitale régionale de la culture, l’ancien ministre féru d’art a rassemblé sur 1 000 m² des œuvres majeures (et inédites) issues de la collection François Pinault, du Fonds Régional d’Art Contemporain et de dix musées du Nord–Pas de Calais. L’ensemble souligne l’engagement d’artistes interrogeant la condition humaine. Et ce, à différentes étapes de l’Histoire : ainsi, entre les créations contemporaines signées Jake et Dinos Chapman (les scènes minutieuses de Fucking Hell) ou Maurizio Cattelan, se glissent tableaux et sculptures plus anciennes, tel le Transi de Guillaume Lefranchois, sculpture anonyme datant du XVe siècle. Pour le commissaire, ce mélange des genres et des époques n’avait pas pour but de suivre une quelconque tendance, mais bien de rendre visible les liens entre les créateurs d’hier et d’aujourd’hui ; « ces œuvres ne se détournent pas de la vie :elles parlent des hommes » affirme-t-il, convaincu que « l’art appartient à tout le monde ».

État des lieux Mort, Violence, mais aussi Résistances et Amour, tels sont les quatre thèmes-jalons de cette autopsie de l’Humanité. Dans ce circuit d’ombres et de lumières, où le minimalisme industriel révèle la force des œuvres, impossible de flâner. Et pour cause : le scénographe Frédéric Casanova  a volontairement conçu l’exposition comme un parcours contraignant, profitant du caractère brut – brutal ? – du lieu. La cité et son histoire sont également sources d’inspiration : « Dunkerque a, par le passé, été mise à l’épreuve et a beaucoup souffert. Nous n’aurions pas fait la même exposition dans un autre lieu, tant le lien historique et artistique avec la ville est important et palpable » explique le président des Arts Décoratifs.

L’art comme catharsis « Mort, où est ta victoire ? » nous interroge-t-on d’emblée, tandis que nos pieds foulent une moquette rouge sang. Plus loin, on découvre un Jean-Paul II terrassé par une météorite, soit le célèbre Nona Ora du précité Maurizio Cattelan. Puis, on est pris dans un tourbillon macabre : le sort funeste des animaux, la violence, l’horreur de la guerre. Le tout dit avec des œuvres tragiques, graves et superbes, telle Taxidermy d’Adel Abdessemed (un cube formé d’animaux empaillés que l’artiste a assemblés avec du fil de fer avant d’y mettre le feu), All de Maurizio Cattelan, Le martyre de saint Étienne de Diego Polo ou l’impressionnant Fucking Hell des frères Chapman. Plus tard, des virtuoses comme Piotr Uklanski et son Dancing Nazis proposent l’ironie comme antidote à l’infamie, ultime pied de nez à la guerre. Enfin sont célébrés la joie de vivre, la paix et l’amour universel, cristallisés dans l’absurde Bear and Rabbit on a Rock de Paul McCarthy (un ours et un lapin en peluche géants en train de s’accoupler). C’est à l’étage que s’achève le voyage : dernière station du chemin de croix, invitation à une élévation ? « Cette sélection tend à ouvrir le regard du public » éclaire le commissaire. Et en parlant de perspective, la mezzanine, où s’affiche Life is Beautiful de Farhad Moshiri, offre justement un angle inédit pour embrasser d’un seul regard le saisissant entretien artistique qu’est L’art à l’épreuve du monde.

 

 

 

 

Œuvres commentées par Guillaume Picon, co-commissaire

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All (9 sculptures),Maurizio Cattelan 2008, Collection Pinault.
Cette série de neuf gisants a été sculptée dans du marbre de Carrare. Maurizio Cattelan a pris certaines libertés avec ces corps car en s’approchant on découvre des poses improbables. Par cette distorsion du réel, l’artiste instaure un rapport singulier avec la mort, démontrant sa volonté de la transfigurer. La forme de la série permet de varier les positions, de jouer sur le mouvement, à la manière d’une image animée. Une réflexion sur la mort convoquant autant la grande Histoire (renvoyant aux gisants royaux de nos églises gothiques) que la plus modeste avec des draps qui recouvrent des corps anonymes.

xpo_f6p_L art a l epreuve du temps_Transi de Guillaume Lefranchois, 15e_Musée des Beaux arts d'Arras© Musée des Beaux-Arts d’Arras, photo Claude Thérier

Le transi de Guillaume Lefranchois, Anonyme Début XVe, Arras, Musée des beaux-arts
Cette oeuvre, sculptée dans de la pierre de Tournai, répond à celle de Maurizio Cattelan. Mais, à l’inverse d’un gisant, un transi ne magnifie pas le défunt. Il est beaucoup plus macabre et cultive un rapport d’individualisation du décès insistant sur le passage de la vie à la mort. D’où la représentation de la faucheuse en action : des asticots se nourrissant de chair, des ossements apparents, un phylactère sort même ici de la bouche de Lefranchois… La dimension religieuse sous-jacente, sorte d’appel à l’humilité, rappelle aux vivants qu’il faut préparer son salut.

 

 

En aparté avec les scénographes Frédéric Casanova & Delphine Bailly
Création d’installations pour les arts du spectacle, muséographie, conception lumière pour de grands ensembles architecturaux… L’atelier FCs a mis son art à l’épreuve de cette exposition. Rencontre avec Frédéric Casanova, scénographe et Delphine Bailly, muséographe.

Comment avez-vous conçu la scénographie ?
Nous voulions souligner l’engagement des artistes à différentes époques. C’est pourquoi, le parcours divisé en quatre sections thématiques empêche le visiteur de revenir sur ses pas. L’accrochage cultive quant à lui les télescopages historiques pour mettre les œuvres en perspective et renforcer la prise de conscience.
Pourquoi avoir placé l’imposant Fucking Hell au cœur de l’exposition ? Cette pièce-maîtresse des frères Chapman, une svastika remplie de scènes de violence, constitue une sorte d’horreur absolue. Le reste de l’accrochage trouve son sens par rapport à celle-ci en multipliant les confrontations.

Comment s’approprie t-on un site comme le Dépoland ? Avec humilité. C’est un lieu chargé d’histoire pour les Dunkerquois. Nous avons opté pour une scénographie minimale, approchant le lieu par sa lumière et son volume. Cela dit, présenter des oeuvres monumentales comme celles de Maurizio Cattelan ou Piotr Uklanski dans un immense espace reste une contrainte. Il convient de leur accorder une juste place pour que le reste s’annonce de manière limpide.

Peut-on parler de réhabilitation ? Non, car nous conservons le bâtiment en l’état. D’où le choix de dispositifs simples, des cimaises autoportantes blanches qui ne touchent pas les murs. Mais, cette apparente simplicité nécessite des recherches en terme de structure, de fixation, de passage de câbles, de résistance des matériaux. On a conçu un musée de haute technologie dans un lieu abandonné.

 

 

Œuvres commentées par J.-J. Aillagon, commissaire

La Nona Ora, Maurizio Cattelan, 2000, Pinault Collection
Cette sculpture représente Jean-Paul II terrassé par une météorite. Elle a fait scandale, d’autant que le pape était encore vivant lors de sa première exposition. Le titre de l’oeuvre fait référence à Jésus qui, au moment de sa mort, à la neuvième heure (La Nora Ora, en latin), se serait écrié « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Durant son existence, Jean-Paul II fut tour à tour victime d’un attentat, puis de la maladie. Le voici écrasé à son insu. Cet accablement papal rappelle que chacun est soumis au même destin : chacun, même le pape, est appelé à mourir.

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Fucking Hell, Jake and Dinos Chapman, 2008, Pinault Collection
À la manière des modélistes, ces neuf vitrines représentent de minutieuses scènes de violence et d’horreur, formant toutes ensemble une croix gammée. Parmi les 30 000 figurines exposées, un détail est frappant : on y aperçoit Adolf Hitler peindre la scène macabre comme s’il s’agissait d’un paysage enchanteur. À deux siècles de distance, cette oeuvre et son titre dialoguent avec Les Désastres de la Guerre (1810-1815), une série de gravures de Goya, accrochée à proximité. Toutes deux dénoncent la violence et l’absurdité de la guerre. Comme le maître espagnol, les frères Chapman figent le massacre pour en révéler toute l’atrocité.

Elsa Fortant & Caroline Pilarczyk
Informations
>06.10.2013
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