Home Best of Dossier roman graphique

© Zeina Abirached, Éd. Cambourakis

Une fois n’est pas coutume , la scène se déroule à la rédaction . De passage dans les bureaux, l’un de nos pigistes s’arrêta devant les étagères et, la bouche pincée, lâcha : « Moi, j’aime pas la BD ». Sentant notre interrogation , le malotru tenta de s’expliquer : « Il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n’ai pas de temps à perdre pour les illustrés. La beauté des livres, c’est qu’ils sont sans image et qu’ils offrent ainsi libre carrière à l’imagination ». Devant nos mines navrées, le cuistre crut bon d’ajouter : « Mais j’aime les romans graphiques, hein ».

Une fois ce snobinard mis à la porte, on se posa cinq minutes pour tenter de comprendre. Passé le fait que notre ami tirait gloriole de ne pas appartenir au million d’acheteurs du dernier Titeuf, que reprochait-il exactement à la bande dessinée traditionnelle ? Sa profusion ? Son manque d’originalité ? Certes, parmi les 4 109 nouveautés arrivées dans les présentoirs pour la seule année 2012, tout n’est pas forcément exceptionnel ; entre les héros survivant à leurs auteurs, les franchises interminables et les adaptations navrantes, on a vite fait de tourner les talons à peine entré chez le libraire. Pourtant, depuis une dizaine d’années, s’imposent des ouvrages hors des sentiers battus. Ces bandes dessinées échappent au format « 48 pages CC » (collé-cartonné); la pagination n’est d’ailleurs plus la norme, et affiche souvent plusieurs centaines de pages. Les histoires tiennent en un tome ou plus, mais la série n’a pas sa place. Et derrière l’austérité de façade (le noir et blanc est fréquent), éclatent des talents enfin libérés des contraintes de la BD dite « franco-belge ». Ces œuvres sont couramment regroupées sous le terme fourre-tout de roman graphique. Et ça fait chic, semble-t-il. Mais d’où viens-tu, roman graphique ?

 © Joann Sfar, éd. L'Association

© Joann Sfar, éd. L’Association

Made in USA
À l’origine, il s’agit de la traduction de « graphic novel » – cette appellation apparut pour la première fois en 1964, sous la plume du critique littéraire Richard Kyle, qui souhaitait distinguer certains comics jugés plus mûrs, plus sérieux, estimant que le terme « comics » renvoyait à des ouvrages enfantins. Il s’agissait moins pour Kyle d’évoquer la fiction (le roman en soi) que de légitimer des oeuvres en les élevant au rang de littérature. Et en 1978, Will Eisner reprit le terme à son compte pour défendre Un Pacte Avec Dieu (le récit dessiné de son enfance dans le Bronx) auprès d’éditeurs snobant les comics. Eisner théorisera la notion dans des ouvrages académiques. À sa suite, Art Spiegelman explore la mémoire de la Shoah à travers Maus, qui accède au rang de classique.

Le sens des réalités

 © Davide Reviati, éd. Cambourakis

© Davide Reviati, éd. Cambourakis


On le voit, cette geste se nourrit du réel. Qu’il s’empare de questions politiques (Castro, de Reinhard Kleist), intimes (l’épilepsie dans L’Ascension Du Haut-Mal de David B.) ou tout cela à la fois (la vie d’un combattant antifranquiste, père de l’auteur, dans L’Art De Voler, d’Antonio Altarriba et Kim), le roman graphique traite de sujets sérieux, adultes (citons Persepolis, de Marjane Satrapi). Il existe d’ailleurs une sorte de « politique des auteurs », pour reprendre un terme cher à la Nouvelle Vague. Si, dans la BD classique, le héros récurrent éclipse le dessinateur, le roman graphique identifie d’abord l’auteur – oui, comme un romancier, une fois encore. L’ironie de l’histoire, c’est qu’en Europe, aucun auteur ne vous dira qu’il fait du roman graphique, rejetant une étiquette un peu précieuse et revendiquera la BD. Un dernier pour la route ? Le Groom Vert-de-gris, de Yann et Schwartz. C’est un Spirou et pourtant, on le rangerait bien dans la case roman graphique. On va sans doute l’offrir à notre pigiste…

Portraits

La + prometteuse
Julie Maroh

julie_maroh_le_bleu_est_une_couleur_chaude

julie_maroh_le_bleu_est_une_couleur_chaude

Multi-primé, traduit dans plusieurs langues et bientôt adapté au cinéma, Le bleu est une couleur chaude (Glénat, 2010) conte une histoire d’amour dramatique entre Emma et Clémentine. Les planches de Julie Maroh se distinguent par un trait subtil, une opposition clair-obscur et un délicat usage de la couleur. F.A.

Le + journaliste
Étienne Davodeau

© Etienne Davodeau

© Etienne Davodeau

En 1992, son premier album contient déjà tous les thèmes qui lui tiendront à coeur : amitié, militantisme, vie quotidienne… Son oeuvre, couronnée par de nombreux prix, oscille entre fiction, documentaire et poésie du quotidien. F.A.

Le + inattendu
Derib

Tu seras reine © Derib Buddy Longway © Derib Yakari © Derib

Mais que vient faire le papa de Yakari ici ?! C’est que le Suisse a signé, entre autres, une fresque d’une trentaine d’albums narrant la vie d’un trappeur marié à une squaw. Buddy Longway, c’est la vie sauvage, le choc des cultures, des personnages qui mûrissent et vieillissent… Un roman graphique au format franco-belge. T.A.

Pour aller plus loin

À visiter / Deux expositions à Bruxelles, au Centre Belge de la Bande Dessinée :
Jusqu’au 07.04.2013 : Dix ans d’Écritures (exposition consacrée à la collection Écritures des éditions Casterman, spécialiste ès-roman graphique)
17.09>02.03.2014 : Will Eisner, du Spirit au roman graphique Bruxelles, CBBD, tlj sf lun, 10h>18h, 8/6,3€, + 32 (0)2 219 19 80
À lire /
Joseph Ghosn, Roman Graphique : 101 propositions de lectures des années soixante à deux mille
(Éd. Le Mot Et Le Reste, 270 p., 30€)
À découvrir / Le site des éditions Cambourakis

Dossier réalisé par Thibaut Allemand et François Annycke, Illustration : Mourir Partir Revenir, Le Jeu Des Hirondelles © Zeina Abirached, Éd. Cambourakis
Articles similaires