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Mémoires d'outre-tombe

Éd.PUF
© Gregory Crewdson, HBO France

« Six Feet Under m’a appris à pleurer ». La série-culte a marqué ce début de siècle… et Tristan Garcia , semble-t-il. Il était temps de revenir sur cette chronique grinçante du quotidien de la famille Fisher, propriétaire d’une entreprise de pompes funèbres à Los Angeles. Rencontre avec son premier fan , auteur remarqué de La Meilleure Part Des Hommes (2008), qui consacre au feuilleton de HBO un essai ontologique, Nos Vies Sans Destin.

Pour quelles raisons avez-vous étudié cette série ?
Je souhaitais lui rendre justice. Elle est moins étudiée ou citée que Les Soprano ou The Wire, les deux autres fleurons du début de l’âge d’or des séries télévisées. Il y a deux raisons à cela. Six Feet Under joue peu avec les codes du cinéma. Elle est moins en prise avec la société dans sa globalité, se concentrant davantage sur la famille et la mort. Plus discrète, elle concerne la classe moyenne, ordinaire. Par ailleurs, c’est aujourd’hui un classique, et se pose la question de l’entretien de sa mémoire. Car de nouvelles séries apparaissent chaque mois et il n’est pas dit qu’à la manière d’un bon film, on revienne régulièrement à ces œuvres patrimoniales.

Quelles sont les spécificités de Six Feet Under ?
Le soin extrême apporté à l’esthétique, qui influencera d’ailleurs Mad Men. La photographie est très inspirée par le travail de photographes contemporains comme Jeff Wall, mais aussi par la peinture occidentale, notamment le clair-obscur dans la cuisine de Ruth, la mère de famille. Ensuite, c’est le produit d’un seul auteur, Alan Ball, qui a su insuffler aux scénaristes un même fond idéologique. Aussi, chose rare, la série a su mourir au sens strict. Ici la fin est superbe. Et nécessaire, car comment aurait-elle pu finir autrement ? La mort est le sujet, la mort ouvre la série et la clôt.

Comment la série évolue-t-elle ?
La première saison est la moins parfaite, victime d’un ton satirique. Mais cette dimension cynique du rapport à la mort, qui relève de l’humour noir, disparaît progressivement à partir de la deuxième saison. La systématisation du second degré a un peu gangrené toutes les séries d’aujourd’hui. Six Feet Under est en cela un remède à l’ironie moderne. Elle apprend non seulement à s’attacher sincèrement aux personnages, mais elle enseigne aussi le deuil.

A-t-elle en un sens libéré votre pudeur ?
C’est intéressant comme question car SFU est elle-même extrêmement pudique. Certains lui reprochent un côté coincé, rigide. Certes, l’ambiance n’a rien à voir avec celle des Soprano, mais elle apprend aux personnages ainsi qu’aux spectateurs à assumer leurs émotions. C’est une aventure partagée. Cette série ne juge ni ne fait la morale, mais elle apprend à vivre. Comme Twin Peaks a fait de moi un adolescent alors que j’étais un enfant, je suis devenu adulte avec Six Feet Under quand j’avais 20 ans.

Six Feet Under aurait-elle pu exister sans la chaîne HBO ?
HBO est peut-être la plus grande aventure industrielle dans le domaine de l’art à la fin du XXe siècle.Au départ dédiée au sport, elle s’est tournée vers la création dans les années 80 et 90 en s’appuyant sur ses abonnés, souvent cultivés, plutôt aisés, de la classe moyenne supérieure. Depuis, elle a brisé à peu près tous les tabous de la télé américaine. Les succès de OZ et des Soprano lui ont permis de s’enrichir, puis de prendre d’énormes risques. C’est fou de produire Rome aux USA, où la culture antique est si faible. Bon, ce fut un échec… Mais HBO soutient ses créations jusqu’au bout, en leur donnant une véritable conclusion. Car la plupart du temps, la fin des séries est bâclée, voire avortée, comme celle de Twin Peaks. Six Feet Under connaîtra finalement un succès mitigé, seulement supportable grâce au triomphe des Soprano !

Y a-t-il un héritage à Six Feet Under ?
Oui, notamment dans la littérature américaine. On retrouve son influence dans Freedom (2011) de Jonathan Franzen, avec des arcs narratifs patients et minutieux, et la valorisation des émotions. De toute façon, c’est une série très littéraire. Son ton feutré a aussi marqué le cinéma américain indépendant, comme dans Take Shelter (2011) de Jeff Nichols, qui se concentre sur les crises familiales. En revanche, je ne pense pas qu’elle ait influencé d’autres séries, si ce n’est Mad Men qui est typiquement un sous produit de SFU, ou les personnages secondaires de Breaking Bad.

propos recueillis par Florian Koldyka, photo : Warner Bros France / DR - Actes Sud

 à lire  / Tristan garcia, Nos Vies Sans Destin,Tristan Garcia, Six Feet Under, Nos vies sans destin, couverture
PUF, 128p., 12€

à voir / Six Feet Under – L’intégrale (Warner
Bros, 2009) 149,99€

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