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Triviale Poursuite ?

Normand Baillargeon © Alain Delorme

Ça commence avec un sous-ministre, Frédéric Lefebvre, qui cite Zadig et Voltaire comme son ouvrage de chevet. Ça continue avec un Nicolas Sarkozy qui évoque Roland Barthes en prononçant « Barthès ». Oui, comme le joueur de foot. Et nous tous de se gausser devant ces ignares qui nous gouvernent. Et ça se conclut avec Normand Baillargeon, essayiste québecois et libertaire, qui pose une question simple : est-il indispensable d’être cultivé ? Derrière cette question provoc’, se profile une autre interrogation : qu’est-ce que la culture générale ?

Comment définiriez-vous la culture générale ?
J’essaie d’en proposer un modèle assez modeste. La culture générale serait la manière la plus large possible de parcourir toutes les formes de savoirs. Et je dis bien « la plus large », car bien que qualifiée de « générale », elle néglige souvent de nombreux domaines.

Comme les sciences, auxquelles vous consacrez une belle partie de l’ouvrage ?
Par exemple. La culture générale idéalisée est très nettement artistique, littéraire et humaniste. Or, afin que cette culture soit réellement « générale », elle doit être complétée d’un bagage mathématique et scientifique. Il est impossible de comprendre le monde et d’exercer une citoyenneté pleine et entière sans maîtriser un minimum de références scientifiques et mathématiques. Cet idéal remonte aux Lumières, à Condorcet : une union des maths, des sciences, des lettres et des humanités.

Vous évoquez même un snobisme anti-maths !
Oui. C’est la seule des formes de savoir où l’on peut sans mal être fier d’être incompétent. Personne ne se vante de ne pas savoir qui est Bach, Shakespeare ou Molière. Ce phénomène est étrange, mais universel. Cela tient sans doute à l’enseignement, basé sur l’utilitarisme. Or, les mathématiques ont une valeur intrinsèque qui n’a pas à être justifiée par une utilité supposée.

Pourquoi dites-vous que la culture générale est « excluante » ?
On peut émettre des réserves sur le caractère « général » de cette culture. Je la trouve sexiste, entre autres, car dans beaucoup de formes de savoirs, les contributions féminines ont été occultées. Prenons un exemple : au début des années 1960, James Watson et Francis Crick ont reçu le prix Nobel pour leur découverte de l’ADN. Mais ils ont reconnu plus tard qu’ils n’auraient jamais décodé l’ADN sans le travail de la biologiste moléculaire Rosalind Elsie Franklin, dont le nom est passé à la trappe. Il y a des contre-exemples, comme Marie Curie, mais ce n’est rien à côté de l’immensité des oublis ciblés. La culture générale reste un héritage de l’Histoire et reproduit les conditions matérielles objectives dans laquelle on vit, avec ses biais et ses exclusions.

Y-a-t-il des rapprochements entre culture populaire et « haute » culture ?
Pendant longtemps, au nom de la distinction, pour reprendre le terme de Pierre Bourdieu, la haute culture se définissait en opposition à la culture populaire. Depuis 50 ans environ, ces rapports changent : à l’université, on peut désormais étudier Hendrix ou les Beatles en musicologie et faire un mémoire de littérature sur Brassens. Je m’en réjouis, car des éléments issus de la culture populaire sont dignes de faire partie de cette culture générale. Mais il faut éviter de tomber dans le relativisme du tout-culturel.

À propos de culture populaire, vous évoquez également les bourses du travail du XIXe siècle.
Je suis frappé, lorsque je viens en France, par le nombre d’anciennes bourses du travail. C’était des lieux qui, en plus d’être des lieux de combat, de solidarité et d’entraide, étaient marqués par un profond respect pour la culture, le savoir et l’éducation. Soit les trois piliers pour l’émancipation individuelle et collective. Aujourd’hui, la classe ouvrière n’a plus ces endroits, et je le crains, s’est même détournée de l’envie de culture. De son côté, l’école a tendance à répondre aux exigences économiques en préparant à l’emploi. Il s’agit de « compétences » et non de « connaissances ». Le rapport au savoir, et donc à la culture générale, est totalement différent.

Internet a-t-il pris le relais de ces bourses du travail ?
Pour l’heure, c’est vrai, on peut réellement se cultiver sur le Web. On trouve même de nombreux sites pédagogiques absolument passionnants. Mais c’est également la source d’une grande illusion, selon laquelle la transmission de savoirs ne serait plus nécessaire, puisqu’il suffirait de piocher des informations sur la Toile. Or, un savoir préalable est nécessaire avant de s’attaquer à la masse de données dont dispose Internet, ne serait-ce que pour trier le vrai du faux !

propos recueillis par Thibaut Allemand

À lire /N. Baillargeon, Liliane Est Au Lycée, Éd. Flammarion, Coll. Antidote, 114p., 8€

Liliane Est Au Lycée © Flammarion

Liliane Est Au Lycée © Flammarion

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