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Interview d'Arnaud Elfort

©Arnaud Elfort, Guillaume Schaller

« On n’est pas bien là, paisible, à la fraîche, décontracté du gland ? » Pas sûr que le Depardieu des Valseuses puisse sortir la même tirade en plein centre-ville aujourd’hui. Car pour être, ne serait-ce que paisible, mieux vaut se lever tôt. Et oublier de s’asseoir. Depuis une dizaine d’années, le plasticien Arnaud Elfort voit fleurir dans le métro ou les gares des équipements qui empêchent les SDF de se poser. Même les Assedic ont adopté ce genre de mobilier ! Son collectif, Survival Group, a donc organisé une performance pour dénoncer, avec force ironie, cette tendance. Dans la foulée, cette équipe a constitué un véritable herbier des piques, bancs inclinés, plots et autres joyeusetés vicieuses imaginées pour vider la rue.

Quel est le point de départ de cette banque de données ?

Nous voulions constituer une documentation qui complète notre performance. Jusqu’alors, on n’avait pas saisi l’ampleur du phénomène. Nous ne percevions que ses plus violentes manifestations – les piques devant les banques, par exemple. Puis, notre regard est devenu plus affuté et on a découvert d’autres objets, des plots devant un porche ou sur une bouche d’aération, des bancs étrangement inclinés… On retrouve ce « mobilier » partout : aux états-Unis, à Londres, à Rennes, Paris… Quel que soit l’arrondissement ou l’orientation politique de la mairie, d’ailleurs.

Justement, ce projet est-il politique ?

Il y a évidemment une dimension sociale. Mais le terrain de l’art n’est pas efficace pour mener ce genre d’opération. Il ne s’agit pas de faire la morale ni même de dégrader les objets, mais simplement de mettre l’accent sur leur fonction première. Je ne suis pas militant, mais, en tant que plasticien, je peux décoder ce mobilier, montrer sa véritable utilité derrière l’esthétique. Notre marge de manœuvre est dérisoire. Pour autant, si ce travail permet d’ouvrir les yeux à certains, c’est déjà ça de pris.

Le contraste entre l’aspect décoratif et leur fonction réelle vous a-t-elle choqué ?

Dans un premier temps, oui. Il s’agit parfois de jolis galets, par exemple. Mais finalement, le design, c’est quoi ? Rendre des objets plus beaux et plus désirables dans un seul but : les vendre. « Rendre la vie plus belle », comme on l’entend souvent, c’est du flan. Il s’agit avant tout de faire travailler l’industrie, la croissance… à l’image de Philippe Starck. Alors évidemment, les designers eux-mêmes se retrouvent face à un dilemme : se révolter contre ces armes potentielles, ou accepter de les créer, car il faut bien vivre…

S’agit-il donc d’un véritable marché ?

Bien sûr. Certaines entreprises vendent des plots anti-stationnement à l’unité. Avec un seul exemplaire, on ne peut réaliser un dispositif anti- SDF. Il en faut une vingtaine. C’est donc le client qui décide de son usage – rien n’est clairement énoncé. c’est beaucoup plus subtil.

Avez-vous noté des innovations dans ce surprenant commerce ?

Nous avons effectivement repéré quelques nouvelles « tendances », dont les doubles portes devant les garages. Une première grille amovible et télécommandée protège la porte « traditionnelle », en tôle ondulée. Ce système empêche quiconque de squatter sur le côté de l’entrée.   L’autre tendance, ce sont ces buissons denses et extrêmement touffus. Ce n’est pas par souci de créer un jardin, c’est réellement pour occuper l’espace. Et l’écologie, plutôt en vogue, est utilisée pour chasser les sans-abri.

On déplace le problème plus qu’on ne le résout…

Absolument. Moi-même, je n’ai pas de solution à offrir clé en main. Mais je constate qu’avant, les SDF trouvaient refuge dans le métro. À partir du moment où ils n’y ont plus accès, ils remontent en surface. Et à l’extérieur, on crée alors ces dispositifs qui les obligent encore à se déplacer. Cette politique hygiéniste pousse à tout bétonner, à rendre la ville encore plus agressive.

Plus agressive, certes, mais ces constructions n’évitent-elles de faire usage de la force ?

C’est vrai. D’ailleurs, elles n’interdisent pas de s’asseoir. On peut s’installer sur des piques ou sur un plan incliné, mais ce n’est pas confortable. Alors, on décidera « librement » de s’en aller. C’est un dispositif imperceptible mais pervers qui contraintsans recours à la force. Cette répression est présente, mais passpectaculaire.

Au-delà des SDF, ces équipements chassent tout le monde, finalement…

Oui, nous nous sommes focalisés sur les sans-logis, car c’est ce qui nous paraissait le plus violent. Tout ceci fait partie intégrante d’un réinvestissement politique de l’espace public, qui concerne aussi la jeunesse, puisqu’on crée aussi du mobilier anti-skateurs. La rue, et plus généralement la ville, ont été repensées de manière sécuritaire – prenez les caméras de surveillance, omniprésentes. Autre exemple, la Gare du Nord : elle a été remodelée, elle est plus lumineuse, plus spacieuse, mais c’est un gigantesque centre commercial. D’espace de vie, la rue est devenue espace de flux. Si tu veux discuter, tu vas dans un bar. Il n’y a plus d’espace de gratuité où chacun peut se poser, échanger, hors des circuits commerciaux. C’est la condamnation de la position assise, et la redirection vers les espaces de consommation.

Thibaut Allemand

À découvrir / www.survivalgroup.org

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