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Ça se dispute

(c) Conception graphique : Christophe Gentillon pour LM magazine

Chic, les fêtes de fin d’année approchent. L’occasion idéale pour se délester de quelques barbantes relations. Après De l’art d’ennuyer en racontant ses voyages, le directeur adjoint de la rédaction du magazine Citizen K, Matthias Debureaux, signe un charmant guide pratique pour se fâcher définitivement avec ses amis. Bardé d’exemples historiques, artistiques ou littéraires, Le Noble art de la brouille est un essai aussi drôle qu’instructif. On a pris quelques notes…

Comment ce livre est-il né ? D’une phrase d’Alfred Hitchcock. Au cours d’une interview il avait déclaré : « dès que je ressens la moindre nuisance auprès d’un ami, je coupe les ponts immédiatement ». Ça m’avait frappé, car c’est une chose qu’on n’ose pas faire et à laquelle nous sommes pourtant tous confrontés, traînant parfois des relations encombrantes, alors qu’on se montre impitoyable quand il s’agit d’amour. Ce livre est certes une pochade, mais assez honnête. Je me suis d’ailleurs rendu compte qu’aucun essai n’avait été écrit sur le sujet. Je citerais aussi Montesquiou : « L’amitié n’est qu’une étape dans la brouille ».

Faudrait-il voir la brouille comme un art ? Oui, car aujourd’hui tout est devenu trop facile… Les amitiés s’appuient en partie sur les réseaux sociaux, le numérique. Pour rompre, il suffit de tout débrancher. C’est aussi lié aux médias, où l’on parle régulièrement de “clash”. Je le soupçonne d’ailleurs d’être un outil de communication, car il y a toujours une deuxième salve : la réconciliation. Pour moi une vraie brouille doit durer toute la vie. Alors, pourquoi ne pas réhabiliter cette forme d’art ancienne, en tout cas d’élégance ?

Dos_Noel_Matthias-Debureaux_Couverture-le-noble-art-d-ela-brouillePour mieux se fâcher, ne faut-il pas choisir ses amis en conséquence ? Par exemple, Camus et Sartre étaient très différents… Oui, chez eux c’est assez merveilleux. Camus a d’ailleurs eu cette belle formule illustrant cette impossible relation : « Nos climats sont incompatibles, le ciel du Havre n’est pas celui d’Alger ». On peut ainsi repérer dès le départ des antagonismes de caractères.

Ou même anatomiques ? Oui ! C’est l’histoire entre Simon et Garfunkel : un petit au physique disgracieux et un géant très beau. Forcément, cela c’est mal terminé. C’est aussi le cas entre Camus et Sartre. Le premier était un grand séducteur et, quand ils se sont rencontrés, Sartre l’a vu enjôler une jeune comédienne dont il était lui-même épris. J’aime bien ce proverbe justement : « l’amitié qui commence comme un coup de foudre doit se terminer comme un coup de tonnerre ».

Faut-il une bonne raison pour rompre ? Pas forcément, les brouilles les plus amusantes sont d’ailleurs les plus dérisoires. Erik Satie pouvait se fâcher quand on ne lui payait pas son café ! Mais cette réaction traduit des choses plus profondes. Plus on avance en amitié et plus on pense pouvoir tout se dire. En fait, c’est l’inverse : les infimes détails créent des dissensions…

Y a-t-il des “spécialistes” ? Oui beaucoup, André Breton ou Maurice Pialat comptent parmi les plus célèbres. Jean-Pierre Melville était capable de rompre avec une personne lui ayant recommandé un film qu’il n’aimait pas… Ce sont de très grandes susceptibilités, attendant énormément de l’autre.

Doit-on mettre en scène la rupture ? On peut opter pour la manière poétique, comme André Gide et Pierre Louÿs. Un jour, lors d’une promenade, ils s’étaient lancés dans une longue discussion, chacun défendant obstinément son point de vue. Arrivés au bout de la route, à un carrefour, l’un prit à gauche et l’autre à droite, et ils ne se revirent plus jamais. Leurs chemins s’étaient séparés. C’est une belle métaphore, tellement plus classe qu’un tweet !

Conception Graphique : Christophe Gentillon pour LM magazine

Conception Graphique : Christophe Gentillon pour LM magazine

Nous conseillez-vous aussi la lettre ? Oui, en soignant bien la conclusion, tel Renaud à l’adresse de l’impresario Gérard Lebovici : « Puisque tu es devenu visiblement la sous-merde que tu étais déjà essentiellement, mon public, ma gonzesse, mon enfant et moi-même te crachons à la gueule. Adieu grand con. » Il y a ici une forme de courage, en tout cas tranchant avec cette agressivité passive consistant à disparaître sans donner de nouvelles, beaucoup plus cruelle.

C’est une méthode perverse… Oui, c’est celle d’Alfred Hitchcock, qui ne livrait jamais aucune explication. C’est la double-peine pour le “quitté”. Si on donne une raison, le deuil est possible. Sans, c’est une torture ! Toute sa vie on cherchera à comprendre… Karl Lagerfeld est aussi un spécialiste.

(c) Olivier Marty

(c) Olivier Marty

Doit-on rebaptiser la “brebis galeuse” ? Oui, Victor Hugo appelait par exemple Napoléon III “prostate”, Marie de Médicis nommait Richelieu “cul pourri”. Cette petite technique est très utile car elle permet de ne plus jamais nommer le damné, tout en entretenant la rancœur. Car on est toujours tenté de se revoir…

La réconciliation comporte-t-elle un grand “risque” ? Il y en a toujours un qui craque. Buñuel, par exemple, en voulait à mort à son ami d’enfance Dali, qui s’était comporté de façon épouvantable, lui refusant son aide alors qu’il se trouvait dans la misère suite à son exil aux états-Unis, fuyant le franquisme. « Je ne peux absolument rien t’envoyer, compte tenu de mes sentiments quasi inhumains d’égoïsme frénétique… » lui avait répondu le peintre. Mais Buñuel, à la fin de sa vie, confia à un ami commun qu’il aimerait boire une coupe de champagne avec lui avant de mourir. Le message fut transmis et Dali lui a rétorqué : « Moi aussi… mais je ne bois plus ». Il a tenu jusqu’au bout, ce qui n’est pas évident.

On peut aussi piéger son rival sur un terrain glissant… Oui, quand on sait que le combat sera difficile, en l’occurrence sur le terrain musical. Croisant Michael Jackson dans un studio d’enregistrement, Prince a ainsi eu l’idée de le convier à une partie de ping-pong… et l’a humilié.

Faut-il mettre la fâcherie sur la place publique ? Il vaut mieux, car dès lors on ne peut plus se renier, on est donc contraint de l’entretenir.

D’ailleurs vous citez Banksy, qui utilise son espace privilégié, la rue… Oui, en trafiquant les tags des autres, détournant ainsi la signature de son “ami” King Robbo en “Fucking Robbo”. Dans ce cas, la brouille devient un art au sens propre. La rivalité entre Picasso et Matisse a aussi permis à chacun de s’améliorer, débouchant notamment sur Les Demoiselles d’Avignon.

La discorde peut aussi servir une carrière. Paul Mac McCartney a annoncé la séparation des Beatles, lançant du même coup son album solo… Cette dispute appartient à la légende de ce groupe. Durant l’écriture du livre, j’avais d’ailleurs demandé quelques brouilles marquantes de l’histoire de la musique à Michka Assayas, auteur d’une fameuse encyclopédie du rock. Il m’a envoyé une liste qui n’en finissait plus. Toute l’historie du rock et de la pop est bâtie là-dessus ! L’argent, le succès, l’alcool, la drogue, les filles… tous les ingrédients sont réunis pour se déchirer ! Les réconciliations restent souvent artificielles, motivées par des questions financières. Dans le rock, les brouilles sont spectaculaires.

C’est-à-dire ? Keith Richards avait rebaptisé Mick Jagger “cette pétasse de Brenda”. Chez eux, les attaques peuvent être très basses, portant notamment sur la taille de leurs attributs. On peut toutefois garder ses distances en restant poli, comme Jean-Louis Aubert qui, croisant Corine Marienneau, l’ancienne bassiste de Téléphone, après des années de silence, la salua d’un « bonjour madame ».

Pourtant, l’amitié est parfois fondée sur l’insulte, n’est-ce pas ? Oui, au Kenya, dans la tribu des Gusii. C’est un rite de passage unique lors duquel on se balance les pires insanités. Des sociologues ont d’ailleurs comparé cela à certaines pratiques courantes en banlieue, où l’on se vanne, se teste.

C’est toujours plus classe que de se cracher dessus… Une pratique qu’on a pourtant observée dans “le grand monde”, à l’image de Boni De Castellane, dandy richissime, qui envoya un glaviot au visage du prince de Sagan en l’affublant de ces mots : « Tiens voila ce que mes enfants t’envoient pour tes étrennes ». Par contre chez les punks, le crachat est une offrande. Eva Ionesco me confiait récemment qu’on se crachait facilement dessus entre branchés dans les années 1980. L’amitié adolescente était synonyme d’agressivité. Cela a beaucoup changé, les jeunes se protègent beaucoup aujourd’hui, ils sont bienveillants. Les “millennials” ne supportent plus la critique. Ce n’est pourtant pas si mal de se dire la vérité parfois.

A l’occasion des fêtes de fin d’année, avez-vous quelques conseils ? Mon livre n’évoque pas la dispute familiale, trop automatique. J’ai privilégié les relations amicales. Mais j’ai un conseil : la brouille, ça doit être toute l’année ! Et elle comporte plein d’avantages : déjà, on se déleste d’amitiés toxiques. La vie est comme un ascenseur : à certains étages, il faut laisser les gens sortir ! Surtout, c’est un gain de temps extraordinaire, pour se consacrer à la lecture ou s’occuper de ses enfants.

Y a-t-il de sujets à privilégier à table ? La religion ? La politique ? Non, c’est trop facile. Et puis ces brouilles ne durent qu’une soirée. Il faut plutôt attaquer les personnes directement. Le Monopoly constitue aussi un bon moyen de ruiner une amitié durablement. Je peux en témoigner, c’est du vécu ! J’ai de bonnes techniques pour saccager la partie, en distribuant par exemple de l’argent à ceux que vous préférez, rien ne l’interdit. Cela peut créer des fissures profondes…

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Propos recueillis par Julien Damien

Le Noble art de la brouille de Matthias Debureaux (Allary Editions), 100 p., 10 €, www.allary-editions.fr

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