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Les murs du son

© Julie Hascoët

Depuis bientôt dix ans, la Finistérienne Julie Hascoët bat la campagne et le littoral breton. Née à Douarnenez voici 33 ans, cette photographe s’est immiscée dans les free-parties qui surgissent entre les bunkers. La jeune femme immortalise, à l’argentique, ces fêtes spontanées et les restes du mur de l’Atlantique, ces blockhaus qui jonchent toujours plages et falaises. Réunies dans un ouvrage, ses images instaurent dès lors un dialogue entre ces rassemblements par essence éphémères et le patrimoine militaire, interrogeant en creux la construction d’une identité collective derrière ces enceintes. Rencontre.

Quelle fut la genèse de ce projet ? C’est une recherche déambulatoire autour du territoire breton. J’ai voulu créer un lien visuel entre deux architectures : celle des free-parties, festive, éphémère et démontable, et celle des bunkers et fortifications du mur de l’Atlantique, lourde, indestructible et durable. Murs de son d’un côté, murs de béton de l’autre.

Le mur serait donc le lien entre ces deux sujets ? Ériger un mur, c’est diviser l’espace, se placer en opposition à quelque chose. Cela crée également un sentiment de communauté : qui est ce nous réuni derrière cette barrière ? Contre qui la dresse-ton ? Dans les deux cas, il est question d’occupation illégale d’un territoire. L’architecture militaire qui constelle la côte est un patrimoine de guerre. Les fêtes techno, quant à elles, peuvent être vues comme des opérations de guérilla.

Qu’est-ce qui vous séduit dans cette culture de la free-party ? Je suis curieuse de tous les styles, mais j’aime particulièrement les musiques extrêmes. C’est physique. Le plaisir de ressentir les basses très lourdes, les grosses nappes de synthés, le bruit blanc. Paradoxalement, ces sons m’apaisent. J’ai toujours fréquenté la scène DIY, je m’intéresse aux pratiques de rue, aux réseaux souterrains. J’ai navigué entre culture punk, musique noise, expérimentations sonores, hip-hop, techno, sans vraiment opérer de distinction, séduite par le caractère bouillonnant, poétique et contestataire de ces différents courants. Je suis aussi attirée par l’aspect politique du mouvement free, son histoire étant une suite de réactions à des textes de loi, mais aussi par son mode opératoire (l’implantation de micro-villages ici et là, le temps d’un week-end), la radicalité des sonorités et le nomadisme. Cette musique et ces fêtes sont un reflet de l’état de notre société : violente et excessive.

Un fêtard danse devant le mur de son lors d’une free-party organisée à Briec dans le Finistère, le 9 août 2015.

Un fêtard danse devant le mur de son lors d’une free-party organisée à Briec dans le Finistère, le 9 août 2015.

Quelles sont les spécificités des free-parties bretonnes ? Mon expérience hors de Bretagne est trop limitée pour proposer une étude comparative. Cependant, cette région compte un nombre incroyable de sound systems actifs. Cela tient peut-être au caractère marginal du territoire : nous sommes isolés du reste du monde, à la pointe. Du haut de nos falaises, on se tient à l’écart. La rudesse du climat et des éléments fait écho à la gravité de la musique. Mais là, c’est mon attrait pour la peinture romantique et l’esthétique de la ruine qui parle !

Dans votre texte, vous établissez également un lien avec la tradition du fest-noz… Je ne suis pas très portée sur le folklore et m’intéresse peu à la musique bretonne. Mais ce projet s’inscrivant dans ce territoire précis, il m’a semblé intéressant de me pencher sur cette particularité de notre histoire locale. Il y a en effet des connexions, des usages qui se perpétuent. Dans le milieu de la teuf, on entend souvent parler de “tasseurs de sol “, ou bien on “tape du pied “. On constate que cette danse, assez austère, revient principalement à marquer la cadence, le kick, avec le pied, en se balançant légèrement. En Bretagne, on avait autrefois des danses qui visaient justement à aplanir collectivement des terrains (la Danse de l’aire neuve, notamment), une sorte de rite festif ou tradition agricole. Qu’on le veuille ou non, on actualise en quelque sorte une pratique ancestrale.

Vous avez surtout photographié les moments diurnes, du petit matin… On a souvent une image nocturne de la fête, mais la free-party s’étend jusqu’à l’aube, se poursuit le matin, l’après-midi, parfois durant plusieurs jours. Il y a certes le mur de son et le dancefloor, mais le parking est un espace tout aussi important. Je saisis donc des moments de partage, la clope du matin, le démontage, des regards absents… Ce ne sont pas des temps hors de la fête : c’est un tout.

Free-party organisée par le collectif Nonconform à la pointe de Trefeuntec dans le Finistère, le 23 aout 2014.

Free-party organisée par le collectif Nonconform à la pointe de Trefeuntec dans le Finistère, le 23 aout 2014.

Avez-vous observé une évolution, dans le son, les pratiques, durant ces six années ? J’ai remarqué une importante démocratisation de la free-party. Ce phénomène se développe pour plusieurs raisons : la facilité d’accès aux informations avec les méthodes actuelles de communication, le fait que la techno soit acceptée comme un genre à part entière, elle est moins marginalisée aujourd’hui. Comme je le disais, la rudesse de cette musique convient globalement à notre époque, marquée par un abrutissement de l’Homme dans un monde de machines, de rendement, de profit, assorti à la violence de la société. On cherche à fuir ce milieu en faisant la fête. C’est un exutoire à la hauteur de ce que l’on vit. Je constate aussi une plus grande répression, qui conforte ce raisonnement.

La free-party étant par essence et idéal, secrète, avez-vous dû batailler avec les protagonistes ? Non, parce que je m’inscrivais dans une démarche plutôt lente et honnête, proche d’eux et vécue de l’intérieure.

Avez-vous utilisé un matériel spécifique pour ces photos ? Je travaille avec un appareil argentique, au moyen format. J’alterne noir et blanc et couleur sans distinction, même si j’affectionne une écriture en couleur. L’usage du noir et blanc me permet d’instaurer un rythme dans mes séries et d’aborder les sujets différemment. Je marche beaucoup, j’erre dans mes zones d’investigation, j’explore. Je m’aide beaucoup des cartes ou des livres.

Vous êtes-vous inspirée d’ouvrages parus sur le même sujet ? Je pense à 36 72 La Free Story, de Sarah Haro et Wilfrid Estève, ou à No System, de Vinca Petersen… Peu de projets artistiques avaient été réalisés sur le phénomène des free-parties, malgré son ampleur. Les travaux que vous citez ont été menés il y a déjà un moment. Je voulais en livrer une représentation contemporaine, et mener cette recherche dans ma région, un univers familier. Mon approche tient compte de la géographie, de l’architecture et interroge la manière dont se forme une identité collective. C’est important, en tant que photographe, de livrer un témoignage de ces moments de partage et des environnements sous-représentés. Et puis, c’est aussi une manière de sortir des clichés véhiculés par la presse quotidienne régionale, que je considère comme un organe-relais des préfectures, à l’origine des stéréotypes véhiculés dans le “grand public”.

© Julie Hascoët

© Julie Hascoët

Vous êtes née à Douarnenez. Que représente cette ville pour vous ? C’est un petit port de pêche dont est issue ma famille, aussi loin que la généalogie peut remonter. On a peu bougé. C’est une ville de luttes ouvrières, de contestations, de punk, de carnaval. Un bon point de départ, en somme ! J’ai grandi entre les bois et la mer, dans un petit village, à proximité des dunes, des chemins côtiers et ponctués de bunkers. Ces constructions renferment une étrangeté qui a toujours attisé ma curiosité. Dans son ouvrage Bunker Archéologie (1975) le philosophe Paul Virilio tente d’élucider le mystère des bunkers, leur statut indéfinissable. C’est un objet de fascination pour beaucoup de monde, un objet d’effroi aussi.

Autoportrait de Julie Hascoët

Autoportrait de Julie Hascoët

Vos clichés de bunkers évoquent parfois la Nouvelle Objectivité, les photographies frontales de Bernd et Hilla Becher, non ? Mes cadrages sont précis. J’essaie d’effacer la posture d’auteur, la subjectivité, l’égo du photographe pour ne garder que le document. Mes images sont assez monolithiques, dépouillées. Elles sont peu bavardes et visent la sobriété. Alors oui, en ce qui concerne l’architecture, elles pourraient rappeler la Nouvelle Objectivité. C’est en tout cas une référence que je traîne dans mon bagage, parmi d’autres !

Qu’en est-il de l’urbex ? Certaines prises de vue de l’intérieur des bunkers renvoient à ce mouvement ? Je vadrouille dans les brèches du paysage, carte en main, furetant autour des bâtiments. On peut donc trouver une familiarité avec cette pratique. C’est drôle, car revendiquer la Nouvelle Objectivité est une référence intellectuelle, propre au milieu de l’art, alors que l’urbex est une démarche souvent dénigrée par nombre de photographes car elle est populaire et perçue comme une pratique d’amateurs. J’adore cette dualité. Même si mon travail n’est finalement ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre.

Enfin, on sent une nostalgie diffuse dans vos images : des fêtes passées, éphémères… De plus, dans le milieu free-party, on entend souvent “c’était mieux avant”, qui renverrait à un supposé âge d’or des années 1990… Je pense que mon travail est ancré dans le présent et livre un témoignage propre à ma génération. Je suis très préoccupée par ce qui advient : l’artificialisation du monde, le saccage du vivant, et la société de contrôle, la perte de sens critique… Mais je ne cherche pas à me rassurer en rejouant la vision d’un passé fantasmé, sur un mode “réactionnaire”. Il y a une nécessité de matérialité dans ma manière d’habiter le monde, une quête d’absolu ou un désir de révolution, mais c’est justement cette confrontation entre ces différents états et sentiments que je souhaite interroger. Et surtout, je n’ai pas la nostalgie de la guerre !

(c) Julie Hascoët

(c) Julie Hascoët

 

A LIRE ICI / ROBIN WEN, L’ESSENCE DE LA FÊTE

Blue rave Stylo à bille sur papier (c) Robin Wen

Blue rave Stylo à bille sur papier (c) Robin Wen

Propos recueillis par Thibaut Allemand // Photos © Julie Hascoët

À lire / Murs de l’Atlantique (Éditions Autonomes) de Julie Hascoët 120 p., 30€, editionsautonomes.com

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