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Grandeur nature

BEYOND CRISIS by Saype_April 2020

Biodégradables, peintes sur des milliers de mètres carrés d’herbe, ses fresques gigantesques et humanistes s’affichent à flanc de montagne ou au pied de monuments. Né à Belfort en 1989, désormais installé en Suisse, Guillaume Legros, aka Saype (la contraction de “say” et de “peace”) conjugue street art et land art depuis plus de cinq ans, et suscite l’émerveillement à travers toute la planète. Avec son nouveau projet, Beyond Walls, cet artiste écolo envisage la plus grande chaîne humaine au monde, de Paris à Yamoussoukro, en passant par Genève ou Ouagadougou. En somme, l’ancien graffeur ne dessine plus sur les murs, il les casse. Entretien XXL.

Quel est votre parcours ? Je n’ai pas grandi dans une famille d’artistes. Rien ne m’incitait à en devenir un moi-même. Par exemple, je n’ai jamais mis les pieds dans un musée étant gamin. J’ai commencé par le graffiti à 14 ans, avec mes potes, et me suis passionné pour les arts visuels. Sans prendre de cours, à partir de quelques bouquins sur la colorimétrie… Bref, je suis autodidacte.

Comment avez-vous développé votre style ? Durant de longues journées en atelier, m’essayant à la peinture à la bombe, au couteau, à l’acrylique… À 16 ans, je montais ainsi mes premières expositions en galerie. En parallèle, je suivais des études d’infirmier, sans jamais abandonner ma passion. J’ai lâché mon boulot il y a seulement quatre ans.

Comment cette idée de réaliser des fresques monumentales es-telle née ? D’une double réflexion quant à mon activité de graffeur. À un moment donné, je me suis rendu compte que la pollution visuelle de nos villes m’empêchait de capter l’attention des gens. En 2011, l’arrivée des drones a aussi ouvert d’autres perspectives. J’ai envisagé un terrain de jeu plus vaste et peu exploité : la nature. Finalement, j’ai adapté le street art à une tout autre échelle.

La folie des grandeurs ? Au contraire, lorsque je peins, je ne vois pas le résultat en temps réel. Cette méthode m’incite à prendre du recul vis-à-vis de mes créations. Ensuite, en réalisant des photos avec mon drone, je m’aperçois que je ne suis rien. Même ma fresque se révèle minuscule au milieu de la nature, c’est une belle leçon d’humilité.

Comment travaillez-vous ? Mes œuvres s’offrent telles des allégories. Lorsqu’une idée se précise, j’organise des shootings. Puis, je réalise des croquis au fusain directement sur les clichés pour fondre ma création dans le décor. Je vise la meilleure interaction entre la peinture et le paysage. C’est un sacré défi car je dois sans cesse m’adapter. Par exemple, la dernière œuvre que j’ai réalisée, Beyond Crisis, représente une fillette dessinant à la craie une farandole d’êtres humains. J’avais envie d’offrir un bol d’air frais au plus fort de la crise du coronavirus. Il me fallait donc trouver un lieu proche de chez moi, reflétant cette sensation d’ouverture.

Utilisez-vous des drones durant l’exécution de l’œuvre ? Non, je trace un repérage au sol plus ou moins archaïque avec des piquets respectant mes calculs. Je travaille ensuite comme un peintre, réalisant aplats et dégradés… Le drone ne me sert qu’à prendre la photo finale.

Quels matériaux utilisez-vous ? J’ai inventé ma propre peinture. Totalement biodégradable, elle a nécessité une année de recherche, car l’herbe est un support très particulier. Par souci écologique, je n’utilise que du noir et du blanc. Pour faire simple, c’est de l’eau, de la craie et du charbon. Il y a d’ailleurs un petit côté chimiste dans ma démarche. Je fais contrôler ces produits et analyser le sol, avant et après mon intervention. Au final, mon impact sur le paysage équivaut au passage d’un troupeau de moutons (rires).

Comment employez-vous cette peinture ? Deux assistants la préparent sur place car elle ne se conserve pas. À chaque fois que j’investis un lieu, je déplace donc avec moi tout un atelier ! Ensuite, je la projette avec un pistolet Airless, utilisé dans les métiers du bâtiment.

Beyond Crisis, Leysin, Suisse, avril 2020 © Photo Valentin Flauraud pour Saype

Beyond Crisis, Leysin, Suisse, avril 2020 © Photo Valentin Flauraud pour Saype

Combien de temps vos créations restent-elles visibles ? Entre deux semaines et trois mois.

N’est-ce pas un peu frustrant de les voir disparaître si vite ? Pas du tout, cette idée me fascine ! Je suis friand de littérature bouddhiste, et l’un de ses piliers est l’impermanence. Chercher à immortaliser un état ou une situation apporte nécessairement de la souffrance, car tout est voué à évoluer, nous échapper… Tout est éphémère, même les choses les plus belles… Je cherche aussi à frapper les esprits sans marquer la nature. Même quand il n’en reste rien, la fresque reste en mémoire. Il s’agit de laisser une empreinte atemporelle, sans détériorer notre environnement.

Quels sont les lieux les plus insolites où vous avez travaillé ? Le Champ de Mars, à Paris, c’était quand même un truc de malade… D’ailleurs, c’était la première fois qu’on le bloquait pendant dix jours pour accueillir une oeuvre. Je pense aussi à quelques réserves naturelles exceptionnelles. Par exemple, nous sommes intervenus sur les Rochers de Naye au-dessus de Montreux. C’est une montagne très difficile d’accès, essentielle pour la captation des eaux et surplombant le lac Léman. On y accède via une pente vertigineuse, derrière une grande falaise.

Beyond Walls, Step 1 : Paris, Champ de Mars, juin 2019 © photo Valentin Flauraud pour Saype

Beyond Walls, Step 1 : Paris, Champ de Mars, juin 2019
© photo Valentin Flauraud pour Saype

Votre activité est donc assez sportive… Ah ça oui, je parcours au moins vingt kilomètres par jour !

Pouvez-vous nous parler du projet Beyond Walls ? C’est une réaction au mur de Trump. Il s’agit de créer, symboliquement, la plus grande chaîne humaine au monde. Je peins des mains entrelacées au gré de mes voyages, d’une ville à l’autre. L’objectif serait d’en relier une trentaine. Car je suis convaincu que l’humanité affrontera mieux ses défis, notamment climatiques, en demeurant unie. Nous vivons un moment de l’histoire où l’Homme se replie sur lui-même. Notre monde est hyper-connecté, mais cette globalisation n’est pas pour autant synonyme de partage et de rapprochement. Cette idée de vouloir fermer les frontières est une vue de l’esprit…

Combien de villes avez-vous déjà parcouru ? Pour l’instant six : Paris, Andorre, Genève, Berlin pour les 30 ans de la chute du Mur, Ouagadougou au Burkina Faso et puis Yamoussoukro en Côte d’ivoire.

Beyond Crisis, Leysin, Suisse, avril 2020 © Photo Valentin Flauraud pour Saype

Beyond Crisis, Leysin, Suisse, avril 2020 © Photo Valentin Flauraud pour Saype

Quelle est la prochaine étape ? L’objectif serait de parcourir 30 villes, hélas mon planning a été chamboulé, mais ce sera sans doute Rome ou Turin, en septembre. Puis j’irai à Istanbul. Ce projet me tient particulièrement à cœur car ma femme est d’origine turque. L’idée serait de réaliser une fresque à proximité du Bosphore, à cheval sur les deux continents, connectant ainsi l’Asie et l’Europe.

Combien vos œuvres mesurent-elles ? C’est variable. A Paris, la chaîne s’étalait sur 600 mètres, à Ouagadougou sur 200. Celle de Yamoussoukro est la plus grande fresque réalisée par un seul homme, elle mesure 18 000 mètres carrés. Elle a nécessité neuf jours de travail non-stop, de 5 h du matin à 22 h, sous 42 degrés à l’ombre. J’ai perdu quatre kilos, je n’en pouvais plus !

Quelles sont vos fresques favorites ? Je citerais volontiers Message From Future réalisée sur la pelouse de la Perle du lac à Genève, en 2018. Elle montre une fillette fabriquant un bateau en papier (soit une installation de 15 mètres) pour le poser sur l’eau, en l’occurrence le lac Léman. Je soutenais alors SOS Méditerranée, qui sauve des migrants en mer. Il y a eu une forte mobilisation autour de ce projet : près de 120 millions de personnes l’ont vu. Au point que la confédération suisse a attribué un bateau à l’association.

Que vous a inspiré la crise sanitaire ? Elle a souligné que nous sommes plus que jamais connectés. Et que nous ne pouvons pas résoudre un problème global de manière isolée.

Comment l’avez-vous vécue ? Mes parents ont été touchés. Ayant été moi-même infirmier, je me suis mis à disposition des hôpitaux, m’inscrivant sur les listes de bénévoles.

Ce monde instable ne vous inspire-t-il pas des fresques plus “radicales” ? Non, je ne suis pas fan de l’art contestataire, comme celui de Banksy, même si j’admire sa créativité. Cela ne suffit pas de pointer les problèmes. Je préfère rester positif et me retrousser les manches.

Message from Future, Genève 2018 © Saype / DR

Message from Future, Genève 2018 © Saype / DR

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Propos recueillis par Julien Damien
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