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Le sens du combat

Teresa Margolles dans une acierie belge

Le BPS22 présente la première exposition personnelle de Teresa Margolles en Belgique. Née à Culiacán, ville mexicaine rongée par le trafic de drogue, cette artiste n’a de cesse depuis les années 1990 de témoigner de la violence frappant son pays, mais aussi les femmes. Formée à la photographie, elle a ainsi étudié la médecine légale pour avoir accès aux morgues, reflets de la réalité sociale de sa terre natale, avant de puiser la matière de son travail directement dans la rue. A Charleroi, elle dévoile ses photos, vidéos ou installations mais aussi des pièces réalisées in situ. Durant plusieurs semaines, Teresa Margolles a en effet parcouru nuit et jour les artères de l’ancienne cité industrielle wallonne pour créer des œuvres inédites. Rencontre.

Comment présenteriez-vous votre travail ? Il est difficile à résumer, car j’ai connu plusieurs périodes artistiques, en collectif (ndlr : au sein de SEMEFO) ou en solo. Mais dans tous les cas, il est traversé par une constante : il parle toujours des disparitions, des pertes et de la souffrance ancrée dans les familles des personnes assassinées. L’art est évidemment mon seul moyen d’agir face à cette violence, mais plus il y aura d’artistes engagés sur le sujet et moins il y aura de meurtriers.

Quel est votre parcours ? J’ai d’abord suivi une formation pour devenir artiste et photographe, au début des années 1990. Puis j’ai passé un diplôme de sciences médico-légales, afin d’entrer dans les morgues de mon pays et d’approcher les corps, réalisant par exemple des moulages du visage des cadavres.

Dans quel but ? Montrer de quoi les gens meurent reflètent l’identité d’une ville. Au Mexique, les journaux publient quotidiennement le nombre de morts. Le gouvernement peut bien masquer les chiffres, mais la réalité est là.

Pesquisas © Teresa Margolles

Pesquisas © Teresa Margolles

Etes-vous menacée dans votre pays ? Ce n’est pas important, seul compte mon travail et ce dont il témoigne.

Subissez-vous une censure de la part du gouvernement ? Je ne l’ai jamais sentie mais le fait est qu’on ne m’invite plus à participer aux expositions collectives. Cela montre évidemment une certaine frilosité… Du coup, j’expose dans des réseaux plus alternatifs.

Pourquoi avoir intitulé cette exposition Tu t’alignes ou on t’aligne ? Cette phrase est issue d’une pièce que j’ai conçue en 2007, Decálogo. Dans l’ancien testament, le Décalogue désigne les tables de lois écrites par Dieu, les dix commandements. J’ai créé le mien en utilisant dix messages de narcotrafiquants. Le premier est : “Pour que vous appreniez à respecter”. Je l’ai notamment apposé sur le fronton de cinémas abandonnés, en reprenant le lettrage d’origine, comme si on allait voir un film. “Tu t’alignes ou on t’aligne” est la huitième phrase de mon décalogue. Elle évoque le contexte mexicain, cette violence, mais aussi Charleroi et l’Occident en général, où l’on constate une forme d’alignement économique, même si on ne vit pas ici avec une arme sur la tempe.

Te alineas o te alineamos, 2019, BPS22 © Teresa Margolles © Leslie Artamonow

Te alineas o te alineamos, 2019, BPS22 © Teresa Margolles © Leslie Artamonow

Quelles œuvres vous a inspiré Charleroi ? J’ai d’abord été frappée par tous ces espaces vides laissés par la mort de l’industrie, et ses conséquences économiques sur la ville. Il y aussi l’odeur de toutes ces usines abandonnées. Je me suis donc demandée où était partie cette odeur du travail. J’ai utilisé de l’acier récupéré dans les Forges de la Providence*, en cours de démantèlement, pour le fondre et ainsi le réactiver. Cette matière chauffe, revit, devient presque de l’or. J’en ai coulée un petit cube d’une tonne, comme si c’était le cœur de la ville. Celui-ci raconte beaucoup de Charleroi. C’est le témoignage de ce qui ne va plus exister.

1 Tonne. Forges de la Providence (Charleroi), 2019, BPS22 © Photo Julien Damien

1 Tonne. Forges de la Providence (Charleroi),
2019, BPS22 © Photo Julien Damien

Vous avez aussi façonné des moulages de visages de marginaux, rencontrés dans les rues de Charleroi. Pourquoi ? Lorsque j’ai rencontré ces gens, j’ai tout de suite compris que le portrait photographique ne correspondrait pas. Ce format n’aurait pas pu retranscrire leurs propos, leur vie. C’est ainsi qu’est née l’idée de ces moulages, une œuvre en trois dimensions. Leurs visages nous observent et ces masques montrent des traces de sang, des larmes… la photo ne permet pas ça.

Plus généralement, que pensez-vous de Charleroi ? J’ai entendu parler de cette blague, la présentant comme la ville la plus moche d’Europe**. Elle est certes spéciale, dure, mais a aussi ses points lumineux, ses propres couleurs. En tout cas moi, je la trouve belle et “punk”.

Improntas de la calle (détail) © Teresa Margolles - Photo J.D.

Improntas de la calle (détail) © Teresa Margolles – Photo J.D.

*Usine mythique de la cité wallonne, fermée en 2012.

** Charleroi a été proclamée « ville la plus moche d’Europe » par un journal néerlandais, en 2008.

A LIRE AUSSI : La visite de l’exposition Tu t’alignes ou on t’aligne

Propos recueillis par Julien Damien
Informations
Charleroi, BPS22

Site internet : http://www.bps22.be

28.09.2019>05.01.2020mar > dim : 10 h-18 h, 6 > 3 € (gratuit -12 ans)
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